L’amour de la prière
CHAPITRE 61
SA FERVEUR. SON CHOIX DES TEMPS ET DES LIEUX.
- L’homme de Dieu que son corps contraignait à cheminer en pèlerin loin du Seigneur, s’efforçait de maintenir toujours au moins son esprit dans le ciel en présence de Dieu dont le séparait la seule cloison de la chair ; il était déjà concitoyen des Anges. Toute son âme avait soif du Christ ; au Christ il vouait tout son coeur et tout son corps. Des merveilles de son oraison nous allons dire ici quelques mots, du moins ce que nous avons vu de nos yeux et pour autant qu’il est possible de le transmettre ; que ce soit un exemple imité par ceux qui viendront après nous.
Tout son temps était consacré à l’élévation de son âme, il gravait dans son coeur les enseignements de la sagesse et n’avait qu’une peur : celle de reculer s’il ne progressait plus. Si des visiteurs mondains ou certains sujets de discussion lui pesaient, il coupait l’entretien de façon abrupte plutôt que d’en attendre l’aboutissement, et se replongeait dans le recueillement[1]. Le monde n’avait plus aucune saveur pour lui qui avait part aux douceurs du ciel, et son goût affiné par les délicatesses divines ne pouvait plus supporter les grossières joies humaines.
Pour s’unir à Dieu de toute son âme et pour y faire participer aussi plus facilement tout son corps, il recherchait la solitude. Surpris en public par une visite du Seigneur, il faisait de son manteau sa cellule et plus d’une fois, faute de manteau, se cachait le visage derrière sa manche, pour ne pas livrer à tous la manne cachée. Il se dérobait toujours d’une manière ou d’une autre aux regards des personnes présentes afin de ne rien dévoiler de la visite de l’Epoux, si bien que même plongé au coeur d’une foule trépidante[2], il priait sans être vu. Enfin quand tous ces expédients s’avéraient impraticables, c’est de son coeur qu’il se faisait alors un sanctuaire. Sorti de lui-même, et ravi en Dieu, il cessait alors de cracher, de gémir, de soupirer très fort, de se livrer à toute autre manifestation extérieures[3].
- Tel était son comportement parmi ses frères. Mais quand il priait en forêt ou dans un ermitage, il faisait retentir les bois de ses gémissements, arrosait la terre de ses larmes, se frappait la poitrine et, comme s’il se sentait caché bien à l’abri dans la chambre la plus secrète du Palais[4], échangeait avec son Seigneur d’interminables propos ; là il rendait ses comptes au Juge, suppliait le Père, s’entretenait avec l’Ami, jouait avec l’Epoux : c’est pour composer une multiple offrande avec toutes les fibres de son coeur qu’il voulait ainsi contempler sous de multiples aspects Celui qui est souverainement simple et un. Il ne remuait pas les lèvres ; bien souvent son âme seule parlait ; il semblait avoir fait passer à l’intérieur de lui-même toutes ses facultés d’attention pour se concentrer sur les réalités célestes. Quand il s’appliquait ainsi, avec toute la lucidité de son intelligence et tout l’élan de son coeur, à demeurer « dans la maison de Yahweh tous les jours de sa vie, la seule grâce qu’il demandait au Seigneur[5] », ce n’était plus un homme qui priait, c’était la prière faite homme.
Quelle douceur devait-il ressentir, habitué à prier ainsi ! Lui seul le sait, nous ne pouvons qu’admirer. Pourra comprendre celui-là seul qui en aura goûté ; pour les autres le mystère reste entier : l’esprit tout embrasé, le regard pénétrant, il était déjà devenu citoyen du royaume des cieux, tant dans son aspect extérieur que par son âme toute fondue dans l’extase.
Il n’aurait jamais manqué par négligence une visite de l’Esprit ; quand l’occasion s’en présentait, il l’accueillait fidèlement et, tant que durait la faveur divine, savourait la douceur qui lui était offerte. Si durant un travail ou en chemin, la grâce venait l’effleurer, il goûtait par intervalles mais fréquemment à cette très douce manne ; en voyage, il se laissait distancer par ses compagnons pour mieux jouir de chaque inspiration nouvelle. Jamais il ne reçut la grâce en vain[6].
[1] Ce détail a déjà été noté en 1 C 96.
[2] Navis plurimis insertus. Navis est ici traduit comme un datif de navus, ou gnavus : empressé, actif. La phrase est un peu obscure. Pour les éditeurs de Quaracchi, il s’agit d’un navire ; pour M. Fagot, d’une nef d’église ; Casolini adopte une leçon conjecturale : quamvis.
[5] Ps 25 4 (texte de la Vulgate).