Vita prima Chapitre 3 n° 94-96

Deuxième partie :

CHAPITRE 3

COMMENT IL VIT APPARAITRE UN HOMME SOUS LA FORME D’UN SÉRAPHIN CRUCIFIÉ.

94.- L’ermitage de l’Alverne doit son nom à la situation qu’il occupe  : François y séjournait quand, deux années environ avant de rendre son âme au ciel, il fut favorisé par Dieu de la vision suivante  : un homme ayant l’apparence d’un séraphin, doté de six ailes, se tenait en face de lui dans les airs, attaché à une croix, les bras étendus et les pieds joints. Deux ailes s’élevaient au-dessus de sa tête, deux autres restaient déployées pour le vol, les deux autres lui voilaient le corps . Cette apparition plongea le serviteur du Très-Haut dans un profond émerveillement, mais il ne parvenait pas à en comprendre le sens. Il éprouvait une grande joie de sentir le regard bienveillant posé sur lui par ce séraphin à l’inappréciable beauté, mais en même temps il restait atterré de cette crucifixion et de ces cruelles souffrances. Il se leva, triste et joyeux à la fois, si l’on peut dire, la douleur et la joie se succédant en lui. Il s’efforçait de comprendre ce que signifiait cette vision, s’épuisait à en saisir le sens. Son intelligence n’était encore parvenue à rien de clair, mais son cœur était entièrement accaparé par cette vision quand, dans ses mains et dans ses pieds, commencèrent à apparaître, telles qu’il les avait vues peu avant sur l’homme crucifié, les marques de quatre clous.

95.- Ses mains et ses pieds semblaient avoir été transpercés en leur centre par des clous dont la tête apparaissait dans la paume des mains et sur le dessus des pieds, tandis que la pointe ressortait de l’autre côté. Les saillants étaient ronds à l’intérieur des mains, ovales à l’extérieur, et une sorte de bourrelet de chair semblait être la pointe des clous rabattue et recourbée, faisant saillie au-dessus de la peau. Aux pieds, on voyait aussi des clous qui dépassaient. Au côté droit, comme entrouvert par une lance, s’étendait une plaie d’où coulait fréquemment son sang précieux qui mouillait caleçons et tuniques.

Tant que vécut le serviteur crucifié du Seigneur crucifié, bien peu, hélas, eurent le bonheur de voir la blessure sacrée de son côté. Heureux frère Elie qui, bon gré mal gré , put l’apercevoir durant la vie du saint ! Nom moins privilégié Rufin, qui put la toucher de ses propres mains : il lui frictionnait un jour les épaules quand sa main glissa malencontreusement sur le côté droit et s’en vint heurter la blessure sacrée. Le choc provoqua une vive douleur, et le bienheureux écarta la main du frère en demandant à Dieu de lui pardonner. Il mettait grand soin à dissimuler ses blessures aux frères comme aux étrangers ; c’est ainsi que ses voisins et même ses plus fidèles disciples les ignorèrent longtemps. Orné de joyaux si précieux, couvert d’une gloire sans précédent, le serviteur et ami du Très-Haut n’en conçut pourtant aucun orgueil dans le secret de son cœur, ne chercha personne à qui s’en vanter par désir de vaine gloire : de peur que les succès humains ne lui dérobent la grâce qu’il avait reçue , il cherchait à en garder, par tous les moyens, le secret .

96.- Ses grands secrets, en effet, il avait pour habitude de ne jamais ou guère les confier, car il craignait de les voir divulguer (ce que font tous les préférés pour montrer combien ils sont spécialement aimés) et de porter ainsi préjudice à la grâce qu’il avait reçue. Il gardait toujours en son cœur cette parole du prophète qui revenait souvent sur ses lèvres : « En mon cœur j’ai caché tes promesses pour ne point pécher contre toi  ! » Il avait convenu avec ses frères et fils de réciter ce verset chaque fois qu’il désirerait interrompre sa conversation avec des gens venus pour le voir : à ce signal, les frères leur donnaient aussitôt congé poliment.

Il avait en effet expérimenté le tort qu’on se fait en livrant tout à tout le monde ; n’est pas « spirituel » celui qui n’a pas de vie intérieure plus profonde et plus parfaite que celle qui se manifeste sur le visage, celui qui, du premier abord, peut être jaugé par les hommes sur son apparence. Il avait d’ailleurs bien remarqué que certains étaient d’accord avec lui en sa présence, mais, au fond, pensaient tout autrement, applaudissant devant lui, riant de lui derrière son dos, et ces gens-là avaient parfois influencé son jugement et lui avaient rendu suspects, pour un temps, des hommes sans reproche. Car la méchanceté cherche souvent à noircir ce qui est pur, et parce que le mensonge est devenu un vice commun, on ne croit plus à la sincérité de quelques-uns.

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