FIORETTO 21

CHAPITRE 21

DU TRÈS SAINT MIRACLE QUE FIT SAINT FRANÇOIS QUAND IL CONVERTIT LE TRÈS FÉROCE LOUP DE GUBBIO [1].

Au temps où saint François demeurait dans la ville de Gubbio, apparut dans la campagne environnante, un très grand loup, terrible et féroce, qui dévorait non seulement les animaux mais aussi les hommes, en sorte que tous les habitants vivaient en grande peur, car il s’approchait sou­vent de la ville ; et tous partaient armés quand ils sortaient des murs, comme s’ils avaient marché au combat ; et mal­gré tout cela, qui le rencontrait seul ne pouvait se défendre de lui. Et par peur de ce loup on en vint au point que personne n’osait plus sortir des murs.

C’est pourquoi saint François ayant pitié des gens de cette ville, voulut sortir face à ce loup, bien que les habi­tants le lui déconseillassent complètement ; et ayant fait le signe de la sainte croix, il sortit des murs avec ses compa­gnons [2] , mettant en Dieu toute sa confiance. Et les autres hésitant à aller plus loin, saint François s’achemina vers le lieu où était le loup. Et voici que sous les yeux de beaucoup d’habitants, qui étaient venus voir ce miracle [3], le loup arriva, la gueule ouverte, à la rencontre de saint François et s’approchant de lui saint François fit sur lui le signe de la croix, l’appela et lui parla ainsi : « Viens ici, frère loup je te commande de la part du Christ de ne faire de mal ni à moi ni à personne. » Chose admirable ! Aussitôt que saint François eut tracé la croix, le terrible loup ferma la gueule et cessa de courir et, au commandement, il vint, paisible comme un agneau, se jeter couché aux pieds de saint Fran­çois.

Alors saint François lui parla ainsi : « Frère loup, tu fais par ici beaucoup de dommages, et tu as commis de très grands méfaits, blessant et tuant sans sa permission les créa­tures de Dieu ; et non seulement tu as tué et dévoré les bêtes, mais tu as eu l’audace de tuer et de blesser les hom­mes faits à l’image de Dieu, ce pourquoi tu mérites les fourches comme voleur et assassin très méchant ; et tout le monde crie et murmure contre toi, et toute cette ville t’a en inimitié. Mais je veux, frère loup, faire la paix entre toi et ceux-ci, de telle sorte que tu ne les offenses plus, et qu’ils te pardonnent toutes les offenses passées, et que ni les hommes ni les chiens ne te poursuivent plus. »

Ces paroles dites, le loup, par les mouvements de son corps, de sa queue et de ses oreilles, et en inclinant la tête, témoignait qu’il acceptait ce que saint François disait et qu’il voulait l’observer. Alors saint François dit : « Frère loup, puisqu’il te plaît de faire et de garder cette paix, je te promets de te faire donner toujours ce qu’il te faut, tant que tu vivras, par les hommes de cette ville, et ainsi tu ne pâtiras plus de la faim, car je sais bien que c’est la faim qui t’a fait commettre tout ce mal. Mais puisque je t’obtiendrai cette grâce, je veux, frère loup, que tu me promettes de ne plus nuire jamais ni à aucun homme ni à aucun animal : me promets-tu cela ? » Et le loup, en inclinant la tête, fit évidemment signe qu’il promettait. Et saint François dit : « Frère loup, je veux que tu me fasses foi de cette pro­messe, afin que je puisse bien m’y fier. » Et saint François étendant la main pour recevoir sa foi, le loup leva la patte droite de devant, et la mit familièrement dans la main de saint François, lui donnant ainsi le signe de foi qu’il pou­vait.

Alors saint François dit : « Frère loup, je te commande, au nom de Jésus-Christ, de me suivre maintenant sans rien craindre, et nous allons conclure cette paix au nom de Dieu. » Et le loup obéissant s’en vint avec lui comme un doux agneau, ce que voyant les habitants s’émerveillèrent grandement. Et la nouvelle se répandit sur-le-champ par toute la ville ; aussi tous les gens, grands et petits, hommes et femmes, jeunes et vieux, se pressèrent vers la place pour voir le loup avec saint François.

Et tout le peuple y étant bien réuni, saint François se leva, et prêcha, leur disant entre autres choses comment pour leurs péchés Dieu permettait de tels fléaux, et combien le feu de l’enfer, qui doit durer éternellement pour les dam­nés, est plus redoutable que la rage du loup, qui ne peut tuer que le corps : « Combien est donc à craindre la gueule de l’enfer quand la gueule d’un petit animal tient en peur et tremblement une telle multitude. Tournez-vous donc vers Dieu, mes bien-aimés, faites pénitence de vos péchés, et Dieu vous délivrera du loup dans le présent, et dans l’avenir du feu de l’enfer. »

Et la prédication terminée, saint François dit : « Ecou­tez, mes frères : frère loup, qui est ici devant vous, m’a promis, et il m’en a donné sa foi, de faire la paix avec vous et de ne jamais plus vous offenser en rien, si vous lui pro­mettez de lui donner chaque jour ce qui lui est nécessaire ; et moi je me porte garant pour lui qu’il observera fidèle­ment le pacte de la paix. » Alors tout le peuple promit d’une seule voix de toujours le nourrir.

Et, en présence de tous, saint François dit au loup : « Et toi, frère loup, promets-tu d’observer avec eux le pacte de paix, en sorte que tu n’offenseras plus ni les hommes, ni les animaux, ni aucune créature ? » Et le loup s’agenouilla, inclina la tête et, par de doux mouvements du corps, de la queue et des oreilles, montra, autant qu’il lui était possible, de vouloir observer avec eux toutes les conditions du pacte. Saint François dit : « Frère Loup, je veux que, comme tu m’as donné, hors des portes, foi de cette promesse, tu me donnes de même ici, devant tout le peuple, foi de ta pro­messe et que tu ne me duperas pas dans la garantie que j’ai donnée pour toi. » Alors le loup, levant la patte droite, la posa dans la main de saint François. Et pour cet acte et pour les autres qui viennent d’être rapportés, il y eut une telle admiration et allégresse dans tout le peuple, autant pour la dévotion du Saint que pour la nouveauté du miracle et pour la paix du loup, que tous commencèrent à crier vers le ciel, louant et bénissant Dieu de leur avoir envoyé saint François qui par ses mérites les avait délivrés de la gueule de cette bête cruelle.

Le loup vécut ensuite deux ans à Gubbio, et il entrait familièrement dans les maisons, de porte en porte, sans faire de mal à personne et sans qu’il lui en soit fait ; il fut courtoisement nourri par les habitants, et quand il allait ainsi par la ville et par les maisons, jamais aucun chien n’aboyait contre lui. Finalement, après deux ans, frère loup mourut de vieillesse, ce dont les habitants eurent grande douleur, car en le voyant aller si paisible par la ville, il se rappelaient mieux la vertu et la sainteté de saint François [4].

A la louange du Christ. Amen.

Chapitre 22

Retour au sommaire

 

 

[1] Actus, 28 ; titre : D’un loup très féroce réduit par saint François à une très grande douceur. Parmi les animaux innombrables qui tiennent une très large place dans les récits hagiographiques, « frère loup » est proba­blement le plus fameux et le plus sympathique. On peut dire qu’il pos­sède à lui seul toute une « littérature » et beaucoup d’œuvres d’art lui ont été consacrées. Il n’est guère de « franciscanisant » qui n’ait tenu à émettre un avis sur l’authenticité, voire sur la date, de sa conversion. Les diverses opinions peuvent être ainsi résumées : pure allégorie ; – adapta­tion d’une légende ancienne, étrangère à saint François ; – miracle réel ; – transposition, sous une forme dramatique et pittoresque, soit de la délivrance de Gubbio ravagée par des loups, (cf., pour Greccio, LP 34 ; 2 C 35-36, LM 8 11), soit du voyage de saint François au monastère de San Verecondo, près de Gubbio, au cours duquel il répondit à des pay­sans qui l’engageaient à s’arrêter par crainte de loups féroces : « Je n’ai fait faire à frère loup aucun mal, qui lui permette d’avoir l’audace de dévorer notre frère âne », (cf. MF 1906, p. 7 et suiv. ; AF 1908, p. 70) ; – transformation de l’histoire d’un brigand avec qui les habitants de Gubbio auraient fait la paix par l’entremise de saint François. La tradi­tion de Gubbio – où l’on aurait récemment trouvé le crâne d’un loup à l’endroit qui passait depuis longtemps pour être le tombeau de cette brave bête – fixe l’épisode à 1220, mais si on le rattache au voyage de saint François à San Verecondo, dont il vient d’être question, il serait postérieur à la stigmatisation. Sur les monuments de Gubbio, qui rappel­lent le souvenir de « frère loup », – qui était peut-être une louve ! – cf. P.N. Cavanna 1. c., p. 258 et suiv. ; Miscellanea francescana, 1906, p. 33 et suiv.

[2] D’après les Actus, saint François ne sortit de la ville qu’avec un seul compagnon, qui l’accompagna jusqu’au bout, contrairement à ce qui va être indiqué dans les Fioretti. Au surplus, le texte des Actus est à cet endroit très abrégé.

[3] Ad spectandum, dit seulement, et à plus juste titre, le texte des Actus ; les habitants de Gubbio ne pouvaient à ce moment savoir ce qui allait se passer.

[4] Le P. Bughetti remarque, éd. c., p. 91, n. 1 : « Ces deux années de sou­venirs laissent seulement supposer que saint François était loin de Gubbio et non pas déjà mort. » Mais il en serait autrement si l’épisode devait se placer à l’époque du voyage, rappelé ci-dessus, n. 1, du saint à San Verecondo. Il est intéressant de constater que le tableau probablement le plus ancien qui représente la conversion de « frère loup » nous montre saint François portant les Stigmates ; c’est une oeuvre d’un peintre anonyme siennois, sans doute de la fin du XIVe siècle, qui se trouve dans l’église Saint-François de Pienza.

Les commentaires sont fermés