CHAPITRE 23
COMMENT IL PRÉDIT QU’UNE FAMINE SUIVRAIT SA MORT.
- Sous l’impulsion du Saint-Esprit, les saints révèlent parfois, bien à contre-cœur, les prérogatives dont ils sont bénéficiaires : la gloire de Dieu ou l’édification du prochain peuvent exiger pareilles confidences. Ainsi le bienheureux Père eut un jour à transmettre à un frère qu’il aimait beaucoup une vérité qu’il avait rapportée de la « Chambre du Secret » de la divine Majesté, où Dieu lui parlait familièrement : « Il y a sur terre en ce moment un serviteur de Dieu : à cause de lui et tant qu’il vivra, le Seigneur empêchera la famine de sévir parmi les hommes. »
Il n’en tira aucune vanité ; seule la sainte charité qui ne recherche pas son propre intérêt[1] le poussait à nous le révéler pour notre édification, et en termes modestes : l’étonnante faveur, l’amour de choix que le Christ témoignait à son serviteur ne devaient pas rester ignorés, infructueux.
Nous avons bien connu, nous qui en avons été les témoins, la paix et la tranquillité, l’abondance de tous biens qui régnèrent tant que vécut le serviteur du Christ. La disette alors n’affectait pas la Parole de Dieu ; les sermons avaient leur pleine efficacité, les âmes des auditeurs étaient agréables à Dieu ; ceux qui portaient l’habit religieux resplendissaient d’une sainteté exemplaire ; l’hypocrisie des sépulcres blanchis n’avait pas encore exercé de ravage parmi les saints ; l’enseignement des mystificateurs n’avait pas encore suscité l’engouement : il était donc bien juste qu’affluent les biens temporels puisque tous avaient tant à coeur les biens éternels.
- Mais, François disparu, les jeux furent renversés, le changement fut radical. Guerres et révolutions se multiplièrent en tout lieu, la mort sous toutes ses formes désola soudain plusieurs royaumes. La famine survint, étendit ses ravages, et, plus cruelle encore que tous les autres malheurs, fit périr d’innombrables personnes[2]. Force fut bien de se servir de tout pour aliments et ce que les bêtes elles-mêmes refusaient d’ordinaire passa par la dent des hommes. On mettait dans le pain des coquilles de noix pilées ou de l’écorce d’arbres. On sait par les aveux de tel ou tel qu’un père tenaillé par la faim ne ressentait aucun chagrin (pour ne pas dire qu’il se félicitait) à la mort de son fils. Mais afin que fût clairement désigné ce « serviteur fidèle » pour l’amour de qui la colère de Dieu avait jusque-là refusé de sévir, notre bienheureux Père François, quelques jours après sa mort, apparut à ce même frère qui avait reçu la prédiction du fléau ; il lui signifia clairement que le serviteur de Dieu dont il avait parlé, c’était lui. Une nuit, en effet, ce frère dormait ; il l’interpella d’une voix forte et lui dit : « Frère, voici venue la famine que durant ma vie le Seigneur a écartée de la terre ! » Le frère, éveillé par cette voix, raconta ensuite tout ce qui lui était arrivé. Trois nuits après, le saint lui apparut encore et lui tint le même langage.
[1] 1 Co 13 5.
[2] C’est en 1228 que la famine fit son apparition dans l’Italie du Centre, au moment du conflit entre Grégoire IX et Frédéric II. Salimbene raconte dans sa Chronique (éd. Holder-Egger, p. 35) : « Le cours du blé variait entre 12 et 15 sous impériaux le setier ; une livre de viande de porc, 12 sous… » (Le setier de blé permettait de boulanger sept pains, ration individuelle hebdomadaire ; le sou impérial représentait 70 à 80 grammes d’or).