- Il y avait un frère qui, à juger d’après les apparences, menait une vie d’une sainteté remarquable, mais bien singulière. Toujours occupé à prier, il observait le silence avec une telle rigueur que même pour se confesser il communiquait par signes et non par paroles. Il s’enthousiasmait pour les textes de la Sainte Ecriture et donnait à les entendre lire les signes d’un ravissement incroyable. Tous le tenaient pour saint et trois fois saint.
Or, le bienheureux Père passant un jour par ce couvent vit le frère et l’entendit proclamer saint ; il interrompit le concert de louanges : « Assez, frères ! Ne me faites pas l’éloge de ce qui n’est en lui que sournoiserie diabolique. Sachez en vérité que c’est un piège du démon et une manœuvre destinée à nous séduire, j’en ai la certitude. La meilleure preuve en est qu’il ne veut pas se confesser. » Ces paroles déplurent aux frères, surtout au vicaire du saint, et ils demandaient : « Comment des mystifications si effrontées peuvent-elles couver sous une perfection si évidente ? – Qu’on lui enjoigne, dit le Père, de se confesser deux fois ou au moins une fois la semaine ; s’il ne le fait pas, vous saurez alors que j’ai dit vrai. »
Le vicaire le prit à part, commença par l’entretenir familièrement sur un ton badin et pour finir lui ordonna de se confesser. L’autre refusa, posa un doigt sur ses lèvres et secoua la tête, témoignant ainsi qu’il ne se confesserait pas. Les frères étaient réduits au silence ; ils craignirent que leur compagnon ne leur donnât le scandaleux spectacle de son imposture. Or, peu après, de lui-même, il quitta l’Ordre, retourna dans le siècle et retrouva son vomissement. Après avoir accumulé péché sur péché, il mourut sans avoir fait pénitence.
Il faut éviter la singularité qui n’est qu’un séduisant précipice ; beaucoup en ont fait l’expérience, qui, pour avoir trop aimé se singulariser, sont montés jusqu’aux cieux, pour descendre ensuite jusqu’aux abîmes[1]. Et considérons en même temps la valeur de la confession qui peut être non seulement cause, mais encore expression de sainteté.
[1] Réaction déjà, en 1247, contre une tendance « spirituelle ».