UN MINISTRE ET SES LIVRES
- A l’époque où il revint d’outremer, un Ministre s’entretint un jour avec lui du chapitre de la pauvreté, voulant connaître sur ce point sa volonté et sa pensée. Il demandait surtout des éclaircissements sur le passage de la Règle qui cite les défenses de l’Evangile: N’emportez rien en voyage[1]. Le bienheureux François lui répondit : « Ma pensée, c’est que les frères ne devraient rien posséder que leur habit, avec la corde et les caleçons, ainsi que le prévoit la Règle, et des chaussures en cas de nécessité. »
Le Ministre répliqua : « Que ferai-je donc, moi qui tant de volumes valant plus de cinquante livres ? » Il disait cela pour pouvoir les conserver en sûreté de conscience, car il se faisait un scrupule de posséder ces livres, alors qu’il savait que le bienheureux François interprétait si strictement le chapitre de la pauvreté. Le bienheureux lui répondit : « Frère, je ne puis ni ne dois aller contre ma conscience et contre l’observance du saint Evangile dont nous avons fait profession. » A ces mots, le Ministre fut rempli de tristesse. Quand il vit son trouble, le saint lui dit avec passion, s’adressant en sa personne à tous les frères : « Vous voulez passer aux yeux des hommes pour des Frères mineurs et être appelés fidèles observants du saint Evangile, mais en pratique ce que vous voulez, c’est conserver vos trésors[2] »
Les Ministres savaient bien que, d’après la Règle, les frères étaient tenus d’observer le saint Evangile. Cependant ils firent supprimer le passage de la Règle où il est dit : « N’emportez rien en voyage », estimant qu’ils n’étaient pas obligés d’observer la perfection du saint Evangile. C’est pourquoi le bienheureux François, averti par le Saint-Esprit de cette mutilation, s’écria en présence de quelques frères : « Les Ministres pensent se jouer de Dieu et de moi ? Eh bien ! pour que tous les frères sachent et soient avertis qu’ils sont tenus d’observer la perfection de l’Evangile, je veux qu’on écrive, au commencement et à la fin de la Règle : les frères sont tenus d’observer le saint Evangile de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Et pour que les frères soient toujours inexcusables[3] devant Dieu, je veux, avec l’aide de Dieu, mettre en pratique et observer toujours les prescriptions que Dieu a mises dans ma bouche pour le salut et l’utilité de mon âme et de l’âme de mes frères. » C’est ainsi qu’il observa à la lettre le saint Evangile, du jour où il commença d’avoir des frères jusqu’à l’heure de sa mort.
[1] Lc 9 3.
[2] Loculos = magots avec tout ce que le mot implique, dans l’esprit de saint François, de richesse mal acquise et d’appropriation de toutes sortes de biens, d’esprit d’indépendance, de science égoïste et de volonté propre.
[3] A rapprocher de Rm 1 20.