LÉGENDE DE PÉROUSE 52-56

DÉTACHEMENT ET GÉNÉROSITÉ

  1. En ce temps-là, une pauvre femme de Machilone vint à Rieti pour faire soigner ses yeux, Le médecin vint un jour visiter le bienheureux François et lui dit : « Une femme qui souffre des yeux est venue me voir ; mais elle est si pauvre que je suis obligé de l’aider et de payer ses dépenses. » Aussitôt le bienheureux, ému de pitié pour cette femme, appela un de ses compagnons qui était son gardien et lui dit :

« Frère gardien, il nous faut rendre le bien d’autrui.

– Quel bien d’autrui, frère ?

– Ce manteau que nous avons reçu en prêt de cette pauvre femme souffrant des yeux : il faut le lui rendre.

– Frère, agis pour le mieux ! »

Le bienheureux François, pleurant de joie, appela un de ses intimes, homme spirituel, et lui dit : « Prends ce manteau et douze pains ; tu diras à la pauvre femme malade que te montrera son médecin : Un pauvre homme à qui tu as prêté ce manteau te remercie du prêt que tu lui as fait ; reprends maintenant ce qui t’appartient. »

Le frère s’éloigna et transmit à la femme toutes les paroles du bienheureux François. Celle-ci, croyant qu’on se moquait d’elle, répliqua, craintive et gênée : « Laisse-moi en paix, je ne sais ce que tu veux dire. » Mais l’autre lui mit dans les mains le manteau et les douze pains : elle vit bien qu’il avait dit vrai, et accepta le tout, bouleversée mais bien contente. Ensuite, craignant qu’on ne lui reprît le cadeau, elle se leva la nuit en secret et revint toute joyeuse en sa maison. Le bienheureux François avait dit en outre à son gardien de payer chaque jour, pour l’amour de Dieu, les dépenses de la pauvre femme tant qu’elle demeurerait là.

Nous qui avons vécu avec lui, nous rendons témoignage que, soit malade, soit en bonne santé, il témoignait beaucoup de charité et de pitié, non seulement à ses frères, mais encore aux pauvres, malades ou bien portants. Il se privait du nécessaire, que les frères se procuraient pour lui à grand peine et avec tout leur cœur, et après nous avoir amadoués pour que nous n’en soyons pas fâchés, il donnait avec une grande allégresse intérieure et extérieure ce dont il privait ainsi son corps, fût-ce de choses très nécessaires. C’est pourquoi le Ministre général et son gardien[1] lui avaient prescrit de ne donner sa tunique à aucun frère sans leur permission. Des frères, en effet, la lui demandaient quelque fois par dévotion, et il la leur donnait aussitôt. Il lui arrivait aussi, quand il voyait un frère malade ou mal vêtu, de la couper en deux, en donnant une partie et gardant l’autre pour lui, car il n’avait et ne voulait avoir qu’une seule tunique.

  1. Une fois, comme il parcourait une province en prêchant, deux frères de France le rencontrèrent ; ils retirèrent de l’entrevue une très grande consolation ; à la fin, ils lui demandèrent, par dévotion, sa tunique pour l’amour de Dieu. Dès qu’il eut entendu invoquer l’amour de Dieu, il se dépouilla de sa tunique et resta nu pendant un moment. (Le bienheureux François avait coutume, quand on lui disait : « Pour l’amour de Dieu, donne-moi ta tunique, ou ta corde, ou telle autre chose », de la donner aussitôt, par respect pour le Seigneur qui est appelé
    « Amour[2] ». Mais il lui déplaisait fort, et il reprenait souvent les frères à ce sujet, d’entendre invoquer pour une bagatelle l’amour de Dieu. Et il disait : « L’amour de Dieu est si grande et noble chose qu’on ne doit en prononcer le nom que rarement, en cas de nécessité, et avec un profond respect. ») Alors un des frères français se dépouilla de sa tunique et la lui donna.

Très souvent il se trouvait en grand besoin et grand embarras quand il avait donné ainsi un morceau de tunique ou sa tunique entière. Il ne pouvait de sitôt en retrouver ou s’en faire confectionner une autre, car il la voulait toujours très pauvre, faite de morceaux et parfois encore renforcée de pièces à l’endroit et à l’envers[3]. Ce n’est que rarement, ou presque jamais, qu’il consentait à porter une tunique de drap neuf ; il tâchait de se procurer prés d’un frère une tunique longtemps portée. Parfois même il recevait d’un frère une partie de tunique, et d’un autre le complément. A l’intérieur pourtant, à cause de ses nombreuses infirmités et de sa sensibilité au froid, il ajoutait une pièce de drap neuf. Il observa cette pratique de pauvreté dans les habits jusqu’à l’année où il retourna vers le Seigneur. Ce n’est que peu de temps avant sa mort, alors qu’il était hydropique, presque tout desséché et accablé d’infirmités, que les frères lui préparèrent plusieurs tuniques pour qu’il pût en changer le jour et la nuit lorsqu’il en aurait besoin.

  1. Un pauvre vêtu de haillons vint un jour à un ermitage de frères et leur demanda, pour l’amour de Dieu, un petit morceau d’étoffe. Le bienheureux François pria un frère de chercher dans la maison s’il ne trouverait pas un morceau ou une pièce de drap à lui donner. Le frère parcourut la maison et revint, disant qu’il n’avait rien trouvé.

Pour que le pauvre ne partît pas les mains vides, le bienheureux François s’en alla en cachette, dans la crainte que son gardien ne l’arrêtât, prit un couteau, s’assit à l’écart et coupa une pièce cousue à l’intérieur de sa tunique pour la donner secrètement au pauvre. Mais le gardien, qui avait tout de suite compris ce qu’il voulait faire, le rejoignit et lui défendit de rien donner. Justement il faisait très froid, et le saint était malade et grelottant. Le bienheureux François lui dit alors : « Si tu ne veux pas que je lui donne cette pièce, il faut absolument que tu en trouves une à donner à notre frère pauvre ! » Ainsi les frères, à cause du bienheureux François, donnèrent au pauvre un morceau de leur propre vêtement.

Parfois les frères d’un couvent où il s’arrêtait lui prêtaient un manteau quand, pour prêcher, il parcourait le pays, soit à pied, soit à dos d’âne. (En effet, quand il fut malade, il ne pouvait plus aller à pied et il devait parfois se servir d’un âne ; car pour le cheval, il ne voulait l’utiliser que dans les circonstances urgentes et l’absolue nécessité. Il en fut ainsi jusque peu avant sa mort, quand il devint très gravement souffrant). Mais il ne voulait accepter le manteau qu’on lui offrait, qu’à la condition de pouvoir le donner à un pauvre qu’il rencontrerait ou qui viendrait à lui, si son esprit lui prouvait que ce vêtement était manifestement nécessaire à ce malheureux.

  1. Dans les commencements de l’Ordre, quand le bienheureux demeurait à Rivo Torto avec les deux seuls frères qu’il eût alors[4], un homme, qui devait être le troisième frère, quitta le siècle pour partager leur vie. Il demeurait là depuis quelques jours, vêtu des habits qu’il avait apportés avec lui, quand un pauvre se présenta pour demander l’aumône au bienheureux François. Le saint dit à celui qui devait être le troisième frère : « Donne ton manteau au frère pauvre. » Aussitôt, avec joie, celui-ci s’en dépouilla et le donna au pauvre. Et l’on vit bien qu’en cette circonstance le Seigneur lui avait mis au cœur une grâce nouvelle, puisqu’il avait donné son manteau avec joie.
  1. Une autre fois, comme il séjournait à Sainte-Marie de la Portioncule, une pauvre vieille femme qui avait ses deux fils dans l’Ordre, vint à ce couvent demander l’aumône au bienheureux François, car cette année-là elle n’avait pas de quoi vivre. Le bienheureux dit au frère Pierre de Catane qui était alors Ministre général : « Pouvons-nous trouver quelque chose pour notre
    mère ? » (Car il disait que la mère d’un frère était sa mère, et la mère de tous les frères de l’Ordre). Le frère Pierre répondit : « Nous n’avons rien dans la maison que nous puissions lui donner, surtout qu’il faudrait une aumône assez considérable pour la mettre hors de besoin. Toutefois, à l’église, il y a un Nouveau Testament où nous lisons les leçons à Matines. » En ce temps-là, en effet, les frères n’avaient pas de bréviaires, et seulement quelques psautiers. Le bienheureux François lui répondit : « Donne à notre mère le Nouveau Testament ; elle le vendra pour subvenir à ses besoins. Je crois fermement que nous ferons, au Seigneur et à la bienheureuse Vierge sa mère, plus de plaisir à le donner qu’à le lire. » Et on le donna.

On peut dire et écrire du bienheureux François ce qu’on dit et lit de Job : « La bonté est sortie du sein de ma mère et a grandi en même temps que moi[5]». Pour nous qui avons vécu avec lui, il serait !t long d’écrire et de raconter non seulement ce que nous avons appris par d’autres de sa charité et de sa bonté envers les pauvres, mais encore ce que nous avons vu de nos propres yeux.

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[1] Probablement frère Elie et frère Ange.

[2] 1 Jn 4 8 et 16.

[3] Cf. plus haut, § 40, n. 3.

[4] Bernard et Pierre. Le troisième, dont on va parler, fut Gilles. Et ce dernier est peut-être la source, sinon le rédacteur de ce § 55. (On en trouvera une amplification dans la Vie du Bx Gilles, ch. 1, où l’auteur – frère Léon ? – a placé aussi dans la bouche de François une parabole de l’empereur et de son serviteur qui ressemble à la vision de notre § 43).

[5] Jb 31 18.

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