LÉGENDE DE PÉROUSE 43

LE CANTIQUE DU SOLEIL

  1. Pendant le séjour que fit en ce couvent le bienheureux François, il fut cinquante jours et plus sans pouvoir supporter pendant la journée la lumière du soleil, ni pendant la nuit la clarté du feu. Il demeurait constamment dans l’obscurité à l’intérieur de la maison, dans sa cellule. Ses yeux le faisaient tellement souffrir qu’il ne pouvait se reposer et qu’il ne dormait pour ainsi dire pas, ce qui était très mauvais pour ses yeux et pour sa santé. Quelquefois il était sur le point de se reposer et de dormir, mais dans la maison et dans la cellule faite de nattes qu’on lui avait dressée dans un coin de la maison, il y avait tant de souris, et elles couraient tant et si bien çà et là autour de lui et même sur lui, qu’elles l’empêchaient de se reposer ; elles le gênaient même beaucoup dans sa prière. Et ce n’était pas seulement la nuit, mais durant la journée, qu’elles l’importunaient ainsi. Quand il mangeait, elles montaient sur la table, si bien que ses compagnons pensaient avec lui – et c’était la vérité – qu’il y avait là une intervention diabolique.

Une nuit, comme il réfléchissait à toutes les tribulations qu’il endurait, il eut pitié de lui-même et dit intérieurement : « Seigneur, secours-moi dans mes infirmités, pour que j’aie la force de les supporter patiemment ! » Et soudain il entendit en esprit une voix : « Dis-moi, frère : si, en compensation de tes souffrances et tribulations, on te donnait un immense et précieux trésor : la masse de la terre changée en or pur, les cailloux en pierres précieuses, et l’eau des fleuves en parfum, ne regarderais-tu pas comme néant, auprès d’un pareil trésor, la terre, les cailloux et les eaux ? Ne te réjouirais-tu pas ? » Le bienheureux François répondit : « Seigneur, ce serait un bien grand trésor, très précieux, inestimable, au-delà de tout ce qu’on peut aimer et désirer ! »
– « Eh bien ! frère, dit la voix, réjouis-toi et sois dans l’allégresse au milieu de tes infirmités et tribulations : dès maintenant vis en paix comme si tu partageais déjà mon royaume ! »

Le lendemain au lever, il dit à ses compagnons : « Si l’empereur[1] donnait un royaume à l’un de ses serviteurs, quelle joie pour ce dernier ! Mais s’il lui donnait tout l’empire, ne se réjouirait-il pas bien plus encore ? Je dois donc être plein d’allégresse dans mes infirmités et tribulations, puiser mon réconfort dans le Seigneur et rendre grâces à Dieu le Père, à son Fils unique Notre-Seigneur Jésus Christ et au Saint-Esprit – Dieu m’a donné, en effet, une telle grâce et bénédiction qu’il a daigné, dans sa miséricorde, m’assurer, à moi, son pauvre et indigne serviteur, vivant encore ici-bas, que je partagerais son royaume. Aussi, pour sa gloire, pour ma consolation et l’édification du prochain, je veux composer une nouvelle « Laude du Seigneur[2] » pour ses créatures. Chaque jour, celles-ci servent à nos besoins, sans elles nous ne pourrions vivre, et par elles le genre humain offense beaucoup le Créateur. Chaque jour aussi nous méconnaissons un si grand bienfait en ne louant pas comme nous le devrions le Créateur et Dispensateur de tous ces dons. » Il s’assit, se concentra un moment, puis s’écria : « Très haut, tout puissant et bon Seigneur… » Et il composa sur ces paroles une mélodie qu’il enseigna à ses compagnons.

Son cœur fut alors rempli de tant de douceur et de consolation, qu’il voulut que le frère Pacifique, dans le siècle roi des poètes et très courtois maître de chant, s’en allât par le monde avec quelques frères pieux et spirituels, pour prêcher et chanter les louanges de Dieu. Celui d’entre eux qui savait le mieux prêcher ferait d’abord le sermon ; et ensuite tous chanteraient les « Louanges du Seigneur » comme de vrais jongleurs de Dieu. Le cantique fini, le prédicateur dirait au peuple : « Nous sommes les jongleurs de Dieu, et la seule récompense que nous désirons, c’est de vous voir mener une vie vraiment pénitente. » Et il ajouta : « Que sont en effet les serviteurs de Dieu, sinon des jongleurs qui cherchent à émouvoir le cœur des hommes pour les acheminer jusqu’aux joies de l’esprit[3] ? » En parlant ainsi des « serviteurs de Dieu », il avait surtout en vue les Frères mineurs, qui ont été donnés au monde pour le sauver.

Ces « Louanges du Seigneur » qui commencent par : Très haut, tout puissant et bon Seigneur, il les appela « Cantique de frère Soleil », C’est, en effet, la plus belle de toutes les créatures, celle que l’on peut, mieux que toute autre, comparer à Dieu, Et il disait : « Au lever du soleil, tout homme devrait louer Dieu d’avoir créé cet astre qui pendant le jour donne aux yeux leur lumière; -le soir, quand vient la nuit, tout homme devrait louer Dieu pour cette autre créature, notre frère le feu qui, dans les ténèbres, permet à nos yeux de voir clair, Nous sommes tous comme des aveugles, et c’est par ces deux créatures que Dieu nous donne la lumière, Aussi, pour ces créatures et pour les autres qui nous servent chaque jour, nous devons louer tout particulièrement leur glorieux Créateur ! » Lui même le faisait de tout son cœur, qu’il fût malade ou bien portant, et volontiers il conviait les autres à chanter la gloire du Seigneur. Quand il fut terrassé par la maladie, il entonnait souvent ce cantique et le faisait continuer par ses compagnons ; il oubliait ainsi, en considérant la gloire du Seigneur, la violence de ses douleurs et de ses maux, Il agit ainsi jusqu’au jour de sa mort.

Retour au sommaire

 

 

[1] Avons-nous ici une réminiscence supplémentaire de la littérature épique et du partage des terres conquises par les chevaliers, ou bien la comparaison se réfère-t-elle simplement à l’empereur régnant ?

[2] Ici au singulier dans le texte ; tout le paragraphe donnera ensuite au pluriel « Louanges du Seigneur » comme titre au Cantique des Créatures. – Nouvelle : l’adjectif suggère que c’était là un genre littéraire plusieurs fois cultivé déjà par saint François (cf. aussi plus haut, § 24). outre les textes (latins) des Louanges pour frère Léon et des Louanges pour toutes les heures, nous ne connaissons, en langue vulgaire, que le Cantique dont il est ici question, et l’Exhortation aux Sœurs de Saint-Damien.

[3] Cf. Adm 21 2.

Les commentaires sont fermés