LÉGENDE DE PÉROUSE 23

LE TRÔNE DE LUCIFER

  1. Le bienheureux François suivait un jour la vallée de Spolète ; il était accompagné du frère Pacifique, originaire de la Marche d’Ancône et qui, dans le siècle, avait reçu le nom de « Roi des poètes » ; Pacifique était un maître de chant noble et courtois. Ils reçurent l’hospitalité dans la léproserie de Trevi. Le bienheureux dit au frère Pacifique : « Allons à Bovara, à l’église Saint-Pierre, car j’y veux passer la nuit. » Cette église, située non loin de la léproserie, n’avait alors pas de desservant, car à cette époque Trevi était en ruines et ne comptait que très peu d’habitants[1].

En chemin, il dit au frère Pacifique : « Retourne à la léproserie : cette nuit je veux être seul ; viens me retrouver demain au petit jour. » Demeuré seul, il récita Complies et d’autres prières, puis voulut se reposer et dormir. En vain : car son esprit fut assailli de crainte et troublé par des suggestions diaboliques. Aussitôt il se leva, sortit de l’église et se signa en disant : « Démons ! je vous l’ordonne de la part du Dieu tout puissant, déployez pour faire souffrir mon corps toute la puissance qui vous a été concédée par le Seigneur Jésus-Christ. Je suis prêt à tout supporter, car je n’ai pas de plus grand ennemi que mon corps[2] ; vous me vengerez ainsi de cet adversaire et de cet ennemi. » Sur-le-champ les suggestions disparurent. Revenu à l’endroit où il voulait passer la nuit, il s’endormit et reposa paisiblement.

Au matin, frère Pacifique vint le rejoindre. Le bienheureux François se tenait en prière, devant l’autel, à l’intérieur du chœur. Pacifique l’attendit hors du sanctuaire, devant le crucifix, en priant le Seigneur. A peine avait-il commencé sa prière qu’il fut ravi en extase, dans son corps ou hors de son corps, Dieu le sait[3]. Il vit dans le ciel une foule de trônes dont l’un, plus élevé que les autres, rayonnait de gloire et de l’éclat de toutes sortes de pierres précieuses. Admirant sa splendeur, il se demandait quel était ce siège et pour qui il était préparé[4]. Et soudain il entendit une voix lui dire : « Ce siège fut celui de Lucifer, et c’est le bienheureux François qui l’occupera à sa place. »

Lorsque Pacifique eut repris ses sens, François sortit du chœur et s’approcha de lui. Aussitôt le frère se jeta aux pieds du bienheureux, les bras en croix, car il le considérait déjà, à cause de sa vision, comme un habitant du ciel. Et il lui dit : « Père, pardonne-moi mes péchés, et prie le Seigneur de me pardonner et d’avoir pitié de moi ! » Le bienheureux étendit la main, le releva et vit bien qu’il avait eu une vision pendant sa prière : il paraissait tout transformé et parlait à François non comme à un homme vivant ici-bas mais comme à un élu régnant déjà dans le ciel. Semblant de rien, car il ne voulait pas révéler sa vision, il demanda au bienheureux : « Frère, que penses-tu de toi-même ? » – « Je pense, répondit-il, que je suis pécheur plus qu’aucun homme de ce monde ! » Et aussitôt le frère Pacifique entendit dans son cœur la voix qui lui disait : « A ce signe tu reconnais la vérité de ta vision : de même que Lucifer a été précipité de son trône à cause de son orgueil, de même le bienheureux François, par son humilité, méritera d’être exalté, et il y prendra place[5]. »

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[1] Trevi fut détruit par Diebold de Sweinspeunt, duc de Spolète, en sept. 1213. Cédé à Foligno en 1215, il fut alors reconstruit. La vision de Pacifique eut donc lieu en 1214 (AFH XX 483). Cf. J. Cambell, 1 Fiori, 404.

[2] Cf. Adm 10 2.

[3] Cf. 2 Co 12 2.

[4] A propos de ce thème du « Siège Périlleux », se rappeler que « les Italiens ont lu directement le récit du Graal dans le texte français avant de le lire en version italienne ». A. Viscardi, La Quête du Saint Graal dans les romans du m. â. italien, dans : Lumière du Graal, Cahiers du Sud, Paris 1951, p. 277. Voir les notes relatives à 2 C 123.

[5] Combat de Michel contre Lucifer : Ap 20 2-4, et Jude 9.

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