REPAS AVEC UN LÉPREUX
- Un jour que le bienheureux François était revenu à l’église Sainte-Marie de la Portioncule, il y trouva frère Jacques le Simple en compagnie d’un lépreux couvert d’ulcères qui, ce jour-là, était venu jusqu’à l’église. Le saint Père lui avait instamment recommandé ce lépreux avec ceux qui étaient le plus rongés par la lèpre. En ce temps-là, en effet, les frères habitaient dans les léproseries[1]. Ce frère Jacques était comme le médecin des plus atteints et, de tout son cœur, il frottait, nettoyait et pansait leurs ulcères.
Le bienheureux François dit au frère Jacques sur un ton de reproche : « Tu ne devrais pas faire sortir nos frères chrétiens, car cela n’est bon ni pour toi ni pour eux. » – Frères chrétiens : c’était le nom qu’il donnait aux lépreux[2]. – Il fit cette remarque, malgré sa joie de voir le frère les aider et les servir, d’abord parce qu’il ne voulait pas qu’il fit sortir de leur hôpital les plus malades ; ensuite parce que le frère était très simple et amenait souvent quelques lépreux à l’église Sainte-Marie ; enfin parce que les hommes, d’habitude, ont horreur de ces malheureux tout couverts de plaies.
Le bienheureux n’eut pas plus tôt prononcé ces paroles qu’il s’en repentit. Sur-le-champ il alla confesser sa faute au frère Pierre de Catane qui était alors Ministre général, car il pensait qu’en réprimandant le frère Jacques il avait méprisé et contristé le lépreux ; c’est pourquoi il confessa sa faute, avec l’intention de la réparer devant Dieu et devant le lépreux.
Il dit donc au frère Pierre : « Je te demande d’approuver, et surtout de ne pas me refuser, la pénitence que je veux faire. » Pierre répondit : « Comme il te plaira, frère. » Il avait pour le bienheureux tant de vénération, de crainte et de soumission, qu’il ne voulait jamais rien changer à ses ordres ; et pourtant, en cette circonstance comme en beaucoup d’autres, il était affligé intérieurement et extérieurement. Le saint lui dit : « Ma pénitence sera de manger avec mon frère chrétien et au même plat que lui ! » Quand il fut assis pour le repas avec le lépreux et les autres frères, on posa une écuelle entre eux deux. Or le lépreux était tout couvert de plaies et d’ulcères ! Ses doigts, dont il se servait pour manger, étaient rongés et sanguinolents, si bien que
lorsqu’il les portait à l’écuelle, il en dégouttait du sang. A cette vue, le frère Pierre et les autres frères étaient fort attristés, mais ils n’osaient rien dire, par crainte du Père.
Celui qui écrit ces lignes a vu la scène et il en rend témoignage.
[1] Cette indication nous reporte à une date fort ancienne et justifierait l’hypothèse du P. Delorme, que
« Pierre de Catane fut à la tête de frères plus tôt qu’on ne croit communément» (29 sept. 1220 jusqu’au 10 mars 1221, date de sa mort).
[2] Chrétien était l’un des sept mots principaux utilisés pour désigner communément les lépreux (on disait aussi ladre, mésel, cagot, gézitain, crucigère…). La plus ancienne utilisation de chrétien = lépreux remonte aux environs de l’an mil (cartulaire de l’abbaye de Lucq en Béarn). On en compte au moins 894 emplois dans les archives, du XIIIè au XVIè siècle, sans compter les emplois de crestiennerie ou de crestientad pour signifier léproserie. Il faudra attendre Louis XIV pour lire dans un acte de 1684 : « Nous abolissons (pour les lépreux) lesdits noms de Christians, cagots, etc. » Cf. Dr FAY. Histoire de la lèpre en France, t. 1, Paris, Champion, 1910. 785 pp.