FIORETTO 34

CHAPITRE 34

COMMENT SAINT LOUIS, ROI DE FRANCE, ALLA EN PERSONNE, EN HABIT DE PÉLERIN, A PÉROUSE, VISITER LE SAINT FRÈRE GILLES [1].

Comme saint Louis, roi de France, allait en pèlerinage par le monde visiter les sanctuaires, et qu’il avait entendu parler de la très grande réputation de sainteté de frère Gil­les, qui avait été des premiers compagnons de saint Fran­çois, il décida dans son cœur et résolut fermement d’aller en personne le visiter. Il vint pour cela à Pérouse où demeurait alors ledit frère Gilles [2] .

Et arrivant à la porte du couvent des frères, comme un pauvre pèlerin inconnu, avec peu de compagnons, il demande avec grande instance frère Gilles, sans dire au por­tier qui était celui qui le demandait. Le portier va donc à frère Gilles et lui dit qu’à la porte il y a un pèlerin qui le demande ; et il lui fut en esprit révélé par Dieu que c’était le roi de France. Aussi en grande ferveur sort-il précipi­tamment de sa cellule et court-il à la porte ; et sans aucune question, sans que jamais ils se fussent vus, s’agenouillant avec une très grande dévotion, ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre et se baisèrent avec la même familiarité que s’ils avaient depuis longtemps entretenu une grande amitié mais durant tout cela ils ne parlaient ni l’un ni l’autre, mais ils restaient ainsi embrassés, en silence, donnant tous ces signes de charité et d’amour. Et après qu’ils furent restés un long espace de temps en cette étreinte, sans dire un mot, ils se quittèrent ; et saint Louis s’en alla continuer son voyage, et frère Gilles retourna à sa cellule.

Au départ du roi, un de ses compagnons demanda quel était celui qui s’était tant embrassé avec frère Gilles ; et celui-ci répondit que c’était Louis, roi de France, qui était venu voir frère Gilles. Ce frère l’ayant dit aux autres, ils eurent un très grand chagrin de ce que frère Gilles ne lui eût point adressé la parole ; et s’en désolant ils lui dirent : « O frère Gilles, pourquoi as-tu été si discourtois qu’à un roi si saint, venu de France pour te voir et pour entendre quelque bonne parole de toi, tu n’aies rien dit ? » Frère Gil­les répondit: « Mes frères bien-aimés, ne vous en étonnez pas, car si nous n’avons pas pu nous dire une parole l’un à l’autre, c’est parce qu’aussitôt que nous nous sommes embrassés, la lumière de la science divine nous a révélé et manifesté à moi son cœur, à lui le mien ; et ainsi, par une divine opération, nous avons connu ce que je voulais lui dire et ce qu’il voulait me dire beaucoup mieux que si nous avions parlé des lèvres et avec une plus grande consolation et si nous avions voulu expliquer de vive voix ce que nous éprouvions dans nos cœurs, c’eût été pour notre affliction plutôt que pour notre consolation, à cause de l’imperfection du langage humain qui ne peut exprimer clairement les mystères secrets de Dieu. Et ainsi, sachez avec certitude que le roi de France est parti admirablement consolé. »

 A la louange du Christ. Amen.

Chapitre 35

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[1] Actus, 46 ; titre : De la révélation merveilleuse faite aux cœurs du saint frère Gilles, et de saint Louis, roi de France. Le manuscrit de M. A.-G. Little donne une version de cet épisode plus voisine de celle des Fioretti que le texte des Actus publié par Paul Sabatier, Opusc. de crit. hist., fasc. XVIII, p. 23 et suiv. Comme saint Louis n’est jamais allé en Italie, ce récit, dont on n’a pu trouver l’origine, n’a pas de fondement histori­que. Fra Salimbene raconte dans sa Chronique, éd. Holder-Egger, 222, qu’il a vu, à Sens, saint Louis « venir à l’église des frères Mineurs, non en pompe royale, mais en habit de pèlerin… »

[2] Le couvent où demeurait frère Cilles, prés de Pérouse, était celui de Monteripido, en face de la porte Saint-Ange. L’emplacement lui en avait été donné en 1226 par un seigneur de Pérouse. Il y reçut, d’après la Vita fratris Aegidii, insérée dans la Chronique des XXIV Généraux, p. 102 et 104, la visite de Grégoire IX et de Jacqueline de Settesoli. Sur le couvent de Monteripido, cf. P.N. Cavanna, 1. c., p. 119 et suiv.

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