FIORETTO 9

Chapitre 9

COMMENT SAINT FRANÇOIS ENSEIGNAIT A RÉPONDRE A FRÈRE LÉON, QUI NE PUT JAMAIS DIRE QUE LE CONTRAIRE DE CE QUE VOULAIT SAINT FRANÇOIS [1].

Au commencement de l’Ordre, saint François était une fois avec frère Léon dans un couvent où ils n’avaient pas de livres pour dire l’office divin ; quand vint l’heure des Matines, saint François dit à frère Léon : « Mon bien-aimé, nous n’avons pas de bréviaire avec lequel nous puissions dire Matines, mais pour employer le temps à louer Dieu, je parlerai et tu me répondras comme je te l’enseignerai ; et prends bien garde de ne pas changer les paroles que je t’enseignerai. Je dirai ceci : « O frère François, tu as fait tant de mal et tant de péchés dans le siècle, que tu es digne de l’enfer » ; et toi, frère Léon, tu répondras : « Il est bien vrai que tu mérites le plus profond de l’enfer. [2] » Et frère Léon avec une simplicité de colombe répondit : « Volon­tiers, père ; commence au nom de Dieu. » Alors saint François commença à dire : « O frère François, tu as fait tant de mal et tant de péchés dans le siècle que tu es digne de l’enfer. » Et frère Léon répondit : « Dieu fera par toi tant de bien que tu t’en iras en paradis. » Saint François dit : « Ne parle pas ainsi, frère Léon, mais quand je dirai :  » O frère François, tu as commis contre Dieu tant d’iniquités que tu es digne d’être maudit de Dieu « , toi réponds ainsi :  » Vraiment, tu es digne d’être mis au nombre des maudits. » Et frère Léon répondit : « Volontiers, père. » Alors saint François, avec beaucoup de larmes et de soupirs et de coups sur sa poitrine, dit à haute voix : « O mon Sei­gneur, Dieu du ciel et de la terre, j’ai commis contre toi tant d’iniquités et tant de péchés que je suis tout à fait digne d’être maudit de toi. » Et frère Léon répondit : « O frère François, Dieu te rendra tel que parmi les bénis tu seras béni singulièrement. »

Saint François, très étonné que frère Léon répondît le contraire de ce qu’il lui avait ordonné, le reprit en disant : « Pourquoi ne réponds-tu pas comme je te l’enseigne ? Je te commande, au nom de la saint obéissance de répondre comme je te l’enseignerai. Je parlerai ainsi : O mauvais « petit frère François, penses-tu que Dieu te fera miséricorde, « alors que tu as commis tant de péchés contre le Père des « miséricordes et le Dieu de toute consolation que tu n’es pas « digne de trouver miséricorde ? » et toi, frère Léon, petite brebis, tu répondras : « En aucune manière tu n’es digne de « trouver miséricorde. » Mais quand ensuite, saint François dit : « O mauvais petit frère François… » etc., frère Léon répondit : « Dieu le Père dont la miséricorde est infinie plus que ton péché, te fera grande miséricorde et t’y ajoutera beaucoup de grâces. »

A cette réponse, saint François doucement irrité et trou­blé sans impatience, dit à frère Léon : « Pourquoi as-tu la présomption de parler contre l’obéissance, et as-tu déjà tant de fois répondu le contraire de ce que je t’ai ordonné ? » Frère Léon répondit très humblement et respectueusement : « Dieu le sait, mon père, que chaque fois j’ai résolu dans mon cœur de répondre comme tu me l’as commandé ; mais Dieu me fait parler comme il lui plaît et non comme il me plaît. » Saint François s’en étonna et dit à frère Léon : « Je te prie très affectueusement de me répondre cette fois comme je t’ai dit. » Frère Léon répondit : « Parle au nom de Dieu, car certainement je te répondrai cette fois comme tu le veux. » Et saint François dit en pleurant : « O mau­vais petit frère François, penses-tu que Dieu te fasse miséri­corde ? » Frère Léon répondit : « Bien plus, tu recevras de grandes grâces de Dieu, et il t’exaltera, et il te glorifiera dans l’éternité, parce que qui s’humilie sera exalté [3]. Et je ne puis dire autre chose, car Dieu parle par ma bouche. »

Et ainsi en cet humble débat, avec beaucoup de larmes et de consolations spirituelles, ils veillèrent jusqu’au jour.

A la louange du Christ. Amen.

Chapitre 10

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[1] Actus, ; titre des Actus : D’un discours divin adressé par frère Léon à saint François. Les seuls chapitres des Fioretti où il soit question de frère Léon, le plus célèbre des compagnons de saint François, sont, avec celui-ci et le précèdent, le chapitre 36, où saint François lui explique une vision, et les chapitres 27 et 30, où il reste au second plan. Son rôle est plus considérable dans les Actus, dont les chapitres 9 et 39 se retrouvent presque entièrement dans les Considérations sur les Stigmates, et où on lit, au chapitre 38, que saint François, « à cause de la grande pureté et de la simplicité de colombe qu’il voyait en frère Léon, le choisissait fré­quemment pour compagnon et le faisait pénétrer souvent dans ses secrets tant de jour que de nuit ». C’est aussi à cause de cette pureté et de cette simplicité que saint François l’appelait « petite brebis, petite brebis de Dieu », voir ci-dessous et chapitre 8 ; peut-être aussi jouait-il sur son nom : Leo, Léon, lion. On a souvent dit de frère Léon qu’il fut le « saint Jean » de François, son disciple bien-aimé. Il entra dans l’Ordre à une date qui n’est pas connue avec précision, mais certainement après le voyage de saint François à Rome, probablement vers la fin de 1210. Il devînt le confesseur du Saint dans ses dernières années, et, après l’avoir accompagné sur l’Alverne au mois de septembre 1224, il eut le privilège de soigner les plaies produites par la stigmatisation. Il a beaucoup écrit sur saint François, mais, quand il s’agit de fixer avec précision quelles sont ses oeuvres authentiques, le désaccord entre les « franciscanisants » est à peu près complet. Il a personnifié, pour les Spirituels, un idéal qu’ils croyaient menacé, et il serait imprudent d’accepter sans critique et les yeux fermés tous les récits qu’ils ont fait circuler en les couvrant de son autorité. Il mourut, très âgé, le 14 ou le 15 novembre 1271, et il fut enterré dans la basilique d’Assise, comme Bernard de Quintavalle.

[2] Cf. chap. 3, n. 3.

[3] Lc 14 11.

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