Chapitre 7
COMMENT SAINT FRANÇOIS FIT UN CARÊME DANS UNE ÎLE DU LAC DE PÉROUSE, OÙ IL JEÛNA QUARANTE JOURS ET QUARANTE NUITS ET NE MANGEA RIEN DE PLUS QUE LA MOITIÉ D’UN PAIN [1].
Le véritable serviteur de Dieu saint François, parce qu’en certaines choses il fut quasi un autre Christ, donné au monde pour le salut des hommes, Dieu le Père voulut le rendre sur beaucoup de point conforme et semblable à son fils Jésus-Christ, ainsi qu’il l’apparaît dans le vénérable collège des douze compagnons [2], et dans l’admirable mystère des Stigmates sacrés, et dans le jeûne continuel du saint carême, qu’il fit de la manière suivante.
Saint François se trouvant une fois, le jour du carnaval près du lac de Pérouse, dans la maison d’un de ses dévots avec qui il avait passé la nuit, fut inspiré de Dieu d’aller faire ce carême dans une île de ce lac. Ce pourquoi saint François pria ce sien dévot de le porter sur sa nacelle, pour l’amour du Christ, dans une île du lac où n’habitât personne, et de le faire la nuit du jour des Cendres pour que nul ne s’en aperçût. Celui-ci, à cause de la grande dévotion qu’il avait pour saint François, satisfit diligemment à sa prière et le passa dans cette île ; et saint François n’emporta avec lui rien d’autre que deux petits pains. Arrivés dans l’île, comme son ami le quittait pour retourner chez lui, saint François le pria affectueusement de ne révéler à personne qu’il était là, et de ne revenir vers lui que le Jeudi-Saint. Et là-dessus l’autre s’en alla, et saint François resta seul.
Comme il n’y avait là aucune habitation où il pût se retirer, il entra dans un taillis très touffu, où beaucoup de ronces et d’arbustes avaient formé une sorte de petite cabane ou de tanière ; et en ce lieu il se mit en oraison et à contempler les choses célestes. Et il resta là tout le carême [3] sans boire et sans manger rien d’autre que la moitié d’un de ces petits pains, comme le découvrit ce sien dévot le Jeudi-Saint, quand il retourna vers lui : des deux pains, il trouva l’un entier et la moitié de l’autre. On croit que l’autre moitié, saint François la mangea par respect pour le jeûne du Christ béni, qui jeûna quarante jours et quarante nuits sans prendre aucune nourriture matérielle [4]. Et ainsi avec ce demi-pain il chassa loin de lui le venin de la vaine gloire, et à l’exemple du Christ il jeûna quarante jours et quarante nuits.
Puis en ce lieu, où saint François avait fait une si merveilleuse abstinence, Dieu opéra beaucoup de miracles par ses mérites ; pour cette raison, les gens commencèrent à y édifier des maisons et à y habiter ; et en peu de temps, il se bâtit un bon et grand village, et là se trouve le couvent des frères qu’on appelle le couvent de l’Ile ; et les hommes et les femmes de ce village ont encore grand respect et dévotion pour ce lieu où saint François fit ledit carême [5].
A la louange du Christ. Amen.
[1] Actus, 6 ; titre des Actus : Du jeûne de quarante jours de saint François. C’est dans l’Isola Maggiore du lac Trasimène, près duquel Annibal remporta sur le consul C. Flaminius, la sanglante victoire de 217, que saint François fit ce carême. La date n’est pas connue avec certitude ; Wadding, dans ses Annales Minorum, la place en 1211.
[2] Cf. chap. 1.
[3] Le texte des Actus ajoute qu’il se tint « immobile » tout le carême.
[4] Cf. Mt 4 1-11.
[5] Le P. Nicolas Cavanna, O.F.M., dans son guide si remarquablement documenté, L’Umbria francescana – dont il existe une traduction française par Teodor de Wyzewa, Paris, 1926, voir p. 145 et suiv. – a relevé avec beaucoup de précision tous les souvenirs franciscains de l’Isola Maggiore : deux petites chapelles, dont l’une marquerait l’endroit où saint François débarqua, et l’autre l’abri naturel où il demeura ; le « château Isabelle » construit en 1885 sur l’emplacement du couvent franciscain, dont il ne reste que la chapelle ; et « un petit village, aux maisons basses, obscures et mélancoliques », qui serait le « bon et grand village » dont parlent les Fioretti.