FIORETTO 6

Chapitre 6

COMMENT SAINT FRANÇOIS, QUAND IL VINT A PASSER DE CETTE VIE, BÉNIT LE SAINT FRÉRE BERNARD ET LE LAISSA SON VICAIRE [1].

Frère Bernard était d’une si grande sainteté que saint François lui portait grand respect et le louait souvent. Un jour que saint François était dévotement en prière, il lui fut révélé par Dieu, que frère Bernard devait, avec la permis­sion divine, soutenir contre les démons de nombreuses et poignantes batailles ; aussi saint François, ayant grande compassion dudit frère Bernard, qu’il aimait comme un fils, pria plusieurs jours dans les larmes, suppliant Dieu pour lui et le recommandant à Jésus-Christ pour qu’il lui donnât la victoire sur le démon. Comme saint François priait ainsi dévotement, Dieu lui répondit un jour : « François, n’aie crainte, car toutes les tentations dont frère Bernard doit être assailli sont permises par Dieu, en exercice de vertu et en couronne de mérite ; et finalement, il remportera la victoire sur tous ses ennemis, car il est un des commensaux du royaume de Dieu. » De cette réponse saint François éprouva une très grande allégresse et il en rendit grâce à Dieu. Et depuis lors il porta toujours à frère Bernard plus grand amour et plus grand respect.

Et il le lui montra bien, non seulement pendant sa vie, mais encore à sa mort. Car saint François, à l’approche de la mort, tel le saint patriarche Jacob [2], comme ses dévots fils l’entouraient, affligés et éplorés du départ d’un père si aimable, demanda : « Où est mon premier-né ? Viens à moi, mon fils, pour que mon âme te bénisse avant que je meure. » Alors frère Bernard dit en secret à frère Elie, qui était Vicaire de l’Ordre : « Père, va à la main droite du Saint [3] pour qu’il te bénisse. » Et frère Elie s’étant placé à sa droite, saint François, qui avait perdu la vue pour avoir trop pleuré, posa la main sur la tête de frère Elie : « Ce n’est pas la tête de mon premier-né frère Bernard. » [4] Alors frère Bernard alla près de lui à main gauche, et saint Fran­çois alors fit comme un treillis de ses bras en croix [5], et posa la main droite sur la tête de frère Bernard et la gauche sur la tête dudit frère Elie, et il dit à frère Bernard : « Que le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ te bénisse de toute bénédiction spirituelle et céleste dans le Christ, comme tu es le premier élu en cet Ordre saint pour donner l’exemple évangélique, pour suivre le Christ dans la pauvreté évangéli­que : car non seulement tu as donné tes biens et tu les as distribués entièrement et généreusement aux pauvres pour l’amour du Christ, mais encore tu t’es offert toi-même à Dieu dans cet Ordre en un doux sacrifice. Béni sois-tu donc par Notre-Seigneur Jésus-Christ, et par moi son pauvre petit serviteur, de bénédictions éternelles, en marche et en repos, dans les veilles et dans le sommeil, dans la vie et dans la mort. Qui te bénira sera comblé de bénédictions, et qui te maudirait ne resterait pas sans punition. Sois le maître de tous tes frères, et que tous les frères [6] obéissent à ton com­mandement ; aie licence de recevoir dans cet Ordre et d’en chasser qui tu voudras ; qu’aucun frère n’ait autorité sur toi, et qu’il te soit permis d’aller et de demeurer où il te plaira. »

Après la mort de saint François [7], les frères aimaient et révéraient frère Bernard comme un père vénérable. Et comme il approchait de la mort [8], beaucoup de frères vinrent à lui de diverses parties du monde ; parmi eux vint ce séraphique [9] et divin frère Gilles, qui, voyant frère Bernard, dit en grande allégresse : « Haut les cœurs, frère Bernard, haut les cœurs ! » [10] Et le saint frère Bernard dit en secret à un frère de préparer à frère Gilles un lieu propre à la contemplation, et ainsi fut fait.

Et quand frère Bernard fut à l’heure suprême de la mort, il se fit redresser et parla aux frères qui l’entouraient, disant : « Mes frères [11] bien-aimés, je ne veux point vous dire beaucoup de paroles ; mais vous devez considérer que l’état religieux où j’ai vécu, vous y vivez, et que l’état où je suis maintenant, vous y serez aussi. Et je découvre ceci dans mon âme que, pour mille mondes égaux à celui-ci, je ne voudrais pas ne pas avoir servi Notre-Seigneur Jésus-Christ. Et de tous les péchés que j’ai commis je m’accuse et je fais ma coulpe à mon Sauveur Jésus-Christ et à vous. Je vous supplie, mes frères bien-aimés, de vous aimer les uns les autres. » Et après ces paroles et d’autres bons enseigne­ments, il se recoucha sur son lit ; son visage devint extraor­dinairement resplendissant et joyeux, ce dont tous les frères s’émerveillèrent fort ; et au milieu de cette joie son âme très sainte, couronnée de gloire, passa de la vie présente à la vie bienheureuse des anges.

A la louange et à la gloire du Christ. Amen.

Chapitre 7

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[1] Actus,; titre : De la mort pleine de grâce de frère Bernard. Ce chapitre témoigne de la même attitude agressive à l’égard de frère Elie, que le chapitre précédent. Ce personnage, qui ne laisse pas de nous demeurer encore un peu énigmatique en dépit de toutes les études qui lui ont été consacrées, était manifestement devenu la « bête noire » des Spirituels et comme leur bouc émissaire : ils le rendaient responsable, comme un insti­gateur plus ou moins lointain, de toutes les déviations qu’avait subies à leurs yeux l’idéal primitif de saint François, de tous les adoucissements apportés à la Règle. Aussi ne faut-il accueillir qu’avec une extrême pru­dence les récits des Actus et des Fioretti qui mettent frère Elie en scène, ainsi qu’on l’a déjà vu plus haut, chap. 4, n. 1. Thomas de Celano (1 C 108), donne une version absolument différente, de la scène. Il dit expressément que frère Elie était à la gauche du Saint, qui croisa les bras de manière à poser la main droite sur sa tête et qui s’assura, par une question précise, que c’était bien frère Elie qui était là. Mais on peut se demander si, dans 2 C 216, où il n’est plus question que d’une bénédic­tion générale donnée par saint François à tous les frères, « en commen­çant par son Vicaire », Thomas de Celano n’a pas expressément corrigé son premier récit la Seconde Légende, écrite vers 1246, est postérieure à la chute d’Elie, Ministre général de 1233 à 1239.

[2] Gn 48-49.

[3] Texte des Actus : « Père, va à la droite du vieillard », senis.

[4] D’après la Légende de Pérouse, 107, c’est sur la tête de frère Gilles que saint François aurait posé la main droite en disant : « Ce n’est pas la tête de mon frère Bernard ».

[5] Cancello le braccia ; brachiis cancellatis dans les Actus ; cancellare a d’abord signifié : entourer d’un treillis, puis : barrer, bâtonner un écrit en forme de treillis, d’où : croiser. On remarquera que Jacob a fait le même geste, dans le récit de la Genèse, pour mettre sa main droite sur la tête d’Ephraïm qui était à sa gauche, alors que Manassé, le premier-né de Joseph, était à sa droite.

[6] Ici, une nuance intraduisible : «  … le maître de tous tes frères », fratelli, frères au sens propre ; « et que tous les frères… », frati, moines, reli­gieux.

[7] Crépuscule du 3 octobre 1226.

[8] La date de la mort de frère Bernard est inconnue, mais elle se place entre 1242 et 1246. Il passa l’hiver de 1241-1242 au couvent de Sienne, où il se trouvait avec le fameux et amusant chroniqueur de l’Ordre, fra Salim­bene de Adamo.

[9] Gerarchico ; hierarchicus, dans le texte des Actus.

[10] En latin dans le texte : Sursum corda !

[11] Fratelli, après frati ; voir n. 6.

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