ANONYME DE PÉROUSE 7, 31-36

CHAPITRE VII

COMMENT ILS ALLÈRENT À ROME, OÙ LE SEIGNEUR PAPE LEUR DONNA L’AUTORISATION DE SUIVRE LEUR REGLE ET DE PRÊCHER

 31a. – Voyant que la grâce du Sauveur augmentait le nombre de ses frères et leur audience parmi les gens, le bienheureux François leur déclara : « Frères, je constate que le Seigneur veut faire de nous une communauté de plus en plus nombreuse. Allons donc trouver notre Mère l’Eglise romaine : informons le souverain pontife de ce que Dieu opère par notre moyen, afin de poursuivre sous son approbation et direction l’œuvre que nous avons entreprise. » La proposition leur ayant agréé, il prit avec lui les douze frères et ils se mirent en chemin vers Rome[1].

 31b. – Une fois en route, il leur dit : « Prenons pour guide l’un du groupe, et qu’il soit pour nous comme le lieutenant de Jésus-Christ : la route qu’il voudra suivre, nous la suivrons ; et à l’étape qu’il choisira pour passer la nuit, nous l’y passerons. » Ils désignèrent comme tel le frère Bernard, qui avait été le premier à être reçu dans la Fraternité par le bienheureux François. Et ils firent comme il avait été décidé.

 31c. – Ils allaient joyeux, nourrissant leur conversation de la Parole divine. Il ne venait à l’esprit d’aucun d’aborder un sujet qui ne se rapportât à la louange et à la gloire de Dieu et au bien de leurs âmes. A d’autres moments, ils vaquaient à l’oraison. Et au temps voulu, le Seigneur leur procurait le logement et là nourriture dont ils avaient besoin.

32a. – A leur arrivée à Rome, ils rencontrèrent l’évêque d’Assise qui précisément y était de passage. Celui-ci eut une grande joie à les voir et s’occupa de leur hébergement.

32b. – Or cet évêque était en relation avec un certain cardinal, Monseigneur Jean de Saint-Paul, homme probe et pieux, protecteur tout dévoué des religieux. L’évêque d’Assise l’avait déjà mis au courant du projet et du genre de vie du bienheureux François et de ses compagnons. Ainsi informé, le cardinal désirait vivement faire la connaissance du saint et de quelques-uns de ses frères. Quand il apprit qu’ils étaient à Rome, il leur envoya un messager et les invita à lui rendre visite. Les ayant reçus, avec une affectueuse sollicitude il leur offrit l’hospitalité.

33a. – Ils ne passèrent que quelques jours chez lui, mais cela suffit au cardinal pour se rendre compte par lui-même que leur conduite justifiait amplement tous les éloges qu’il en avait entendus. Il se prit pour eux d’une profonde affection et il déclara au bienheureux François : « Je me recommande à vos prières, et je souhaite que dorénavant vous me considériez comme l’un de vos frères. Et maintenant, dites-moi ce que vous êtes venus faire à Rome. » En réponse, le bienheureux François lui expliqua tout son projet et lui manifesta qu’il désirait une entrevue avec le Seigneur apostolique, afin de poursuivre sous son approbation et direction l’œuvre qu’il avait entreprise. Le cardinal lui repartit : « C’est moi qui serai votre procureur à la curie du Seigneur pape ! »

33b. – Il se rendit donc à la curie et déclara au Seigneur pape Innocent III : « J’ai rencontré un homme d’une singulière perfection : il se propose de vivre sur le modèle du saint Evangile et de s’y conformer de point en point[2]. Pour ma part, je suis convaincu que le Seigneur a résolu d’en faire son instrument pour une entière rénovation de son Eglise par toute la terre. » Une si catégorique opinion impressionna vivement le Seigneur pape. Il répondit au cardinal : « Amène-le-moi ! »

34a. – Le lendemain donc, il l’amena au Seigneur pape, à qui le bienheureux François exposa clairement tout son projet, comme il l’avait déjà fait au cardinal.

34b. – Le Seigneur pape lui répondit : « Votre genre de vie est bien trop dur et bien trop scabreux ! On ne peut à la fois prétendre fonder un Ordre et ne posséder aucun bien en ce monde[3]. D’où donc tirerez-vous le nécessaire pour vivre ? » Le bienheureux François lui fit cette réponse : « Seigneur, je m’en remets à Monseigneur Jésus-Christ : s’il s’est engagé à nous donner la vie et la gloire du ciel, il ne nous frustrera sûrement pas, au moment voulu, de l’indispensable à notre existence matérielle sur cette terre. » Mais le pape lui répliqua : « C’est fort bien dit, mon fils ! N’empêche que l’homme, par sa nature, est bien instable, et qu’il ne persévère jamais bien longtemps dans les mêmes dispositions. Sur ce, va-t’en prier de tout cœur le Seigneur de t’inspirer des vues plus sensées et plus profitables à vos âmes. Et quand tu reviendras me voir, tu m’en feras part ; et moi, alors, je te les approuverai. »

35a. – Le bienheureux s’en fut donc prier : dans la simplicité de son cœur, il demandait à Dieu qu’il voulût bien lui inspirer ces vues dont lui avait parlé le pape. Bien avant dans l’oraison, profondément recueilli dans le Seigneur, celui-ci lui parla intérieurement et lui dit, sous forme de parabole : « Dans le royaume d’un grand roi il y avait une femme qui vivait dans un extrême dénuement. Mais elle était fort belle. Le roi s’en éprit, et il en eut plusieurs enfants. Un beau jour, cette femme commença à se poser des problèmes. Elle se disait à part soi : « Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire, miséreuse comme je suis et avec tant d’enfants, alors que je n’ai pas le moindre bien pour les faire vivre ? » Tandis qu’elle ressassait de telles pensées, au point d’en avoir le visage tout altéré de tristesse, survint le roi qui lui demanda : « Qu’est-ce qui t’arrive, que je te vois toute pensive et chagrine ? » Et elle lui conta tous ses soucis. Le roi, alors, de la rasséréner : « Ne t’inquiète donc pas de ton extrême pauvreté, ni pour les enfants qui te sont nés, ni pour ceux que tu pourras encore avoir ! J’ai dans mon palais une domesticité nombreuse, et je l’entretiens grassement ! Et tu t’imagines que je laisserais mes enfants mourir de faim ? Avant qui que ce soit, c’est eux d’abord qui ne manqueront de rien ! »

35b. – L’homme de Dieu, François, fit instantanément le rapprochement entre cette pauvresse et lui-même, et sa détermination de toujours observer la très sainte pauvreté en devint dès lors inébranlable[4]

36a. – Il ne fit ni une ni deux, se rendit sur l’heure chez le Seigneur apostolique et lui fit part de ce que Dieu lui avait communiqué.

36b. – En l’écoutant, le Seigneur pape n’en revenait pas de ce que le Seigneur eût révélé sa volonté à un homme aussi simple. Et il dut reconnaître que François n’ajustait pas sa conduite à la sagesse humaine mais à l’inspiration et au dynamisme de l’Esprit[5].

36c. – Ensuite, le bienheureux François s’inclina devant le Seigneur pape et, avec autant d’humilité que de ferveur, il lui promit obéissance et respect. Et comme les autres frères ne l’avaient pas encore fait, sur l’ordre du pape ils promirent pareillement obéissance et respect au bienheureux François[6].

36d. – Le Seigneur pape lui permit alors de suivre sa Règle, comme aussi à tous les frères présents et à venir[7]. Il l’autorisa également à prêcher en tous lieux, selon la grâce que lui en donnerait l’Esprit Saint, et il accorda la même licence aux autres frères à qui le bienheureux François confierait le ministère de la prédication[8].

36e. – Ce fut dès lors que le Saint se mit à prêcher au peuple, dans les villes et les villages, selon l’inspiration de l’Esprit du Seigneur. Et celui-ci mit sur ses lèvres de si bonnes paroles, si douces et si savoureuses, qu’on ne pouvait pratiquement pas se lasser de l’entendre.

36f. – Quant au cardinal Jean de Saint-Paul, poussé par l’affectueuse vénération qu’il avait pour le Frère[9] il leur fit conférer la tonsure à tous les douze.

36g. – Quelque temps après, le bienheureux François prescrivit que l’on tînt chapitre deux fois l’an : à la Pentecôte et à la Saint-Michel de septembre[10].

Chapitre 8

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[1] A propos du nombre des frères qui accompagnèrent François à Rome, la tradition semble avoir très tôt hésité. Celano, ne fixe aucun chiffre (1 C 32). Julien de Spire déclare formellement qu’ils étaient onze (JS 21), suivi en cela par la Légende des Trois Compagnons (46). L’Anonyme paraît ici les contredire, mais ce n’est pas si certain. Voir à ce sujet l’étude comparative des textes dans : P. Béguin, L’Anonyme de Pérouse, Paris 1979, pp. 120-128.

[2]    Cf. 1 Reg Prol/2, 1/1, 5/17 ; 2 Reg 1/1, 12/4 ; Test 14.

[3]    2 Reg 6/6 ; cf. supra 17d.

[4]    Cf. 2 Reg 6/4-6, 12/4.

[5] 1 Co 2/4, cf. supra 9c.

[6] Cf. 1 Reg Prol/34 ; 2 Reg 1/2-3.

[7] Cf. 1 Reg Prol/2.

[8] 1 Reg 17/1 ; 2 Reg 9/2.

[9] C’est ainsi qu’on appelait François dans la Fraternité : « le Frère » par excellence (cf. Jourdain de Giano, Chronique 17).

[10] 1 Reg 18.

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