VITA SECUNDA 32-33-34

CHAPITRE 6

COMMENT IL VIT LE DIABLE MENER UN FRÈRE. CONTRE CEUX QUI DÉLAISSENT LA VIE COMMUNE.

  1. Il y avait un autre frère de grande réputation parmi les hommes et de grand mérite aux yeux de Dieu. Sa vertu rendit jaloux le père de toute jalousie qui forma le projet d’abattre cet arbre qui touchait déjà aux cieux et de ravir au frère sa couronne. Il l’entreprend, le tourne et le retourne, passe au crible toutes ses actions pour trouver l’obstacle le plus approprié. Enfin, lui présentant cette vie sous les couleurs d’une perfection plus haute, il lui souffle le désir de vivre séparé de ses frères ; en fait, c’était pour l’assaillir quand il serait seul et le terrasser plus facilement : en cas de chute, l’isolé n’a personne pour le relever[1]. Et le voilà qui abandonne l’Ordre de ses frères, il s’en va par le monde comme un pèlerin et un étranger ; il modifie son habit et s’en fait une tunique courte avec capuchon non cousu ; il va ainsi de ville en ville, et ne laisse passer aucune occasion de se mortifier.

Mais à pérégriner ainsi, il perdit les faveurs de Dieu et les tentations vinrent déferler sur lui ; il y enfonça jusqu’au cou. Seul et privé de tout secours pour son âme autant que pour son corps, il marchait à sa perte comme l’oiseau qui tombe au filet. Il était au bord du gouffre quand Dieu abaissa sur le malheureux son regard paternel et le prit en pitié pour le sauver. A force de souffrir il acquit la sagesse, et rentrant en lui-même il se dit : « Retourne dans ton Ordre, malheureux : c’est là seulement que tu trouveras le salut ! » Sans attendre il se leva et revint en courant dans les bras de sa mère.

  1. Il arriva au couvent de Sienne. Saint François s’y trouvait justement, mais, chose curieuse, le saint s’enfuit dès qu’il le vit, et il courut s’enfermer dans sa cellule. Les frères, déconcertés, lui demandèrent pourquoi. « Si vous ne connaissez pas la raison de ma disparition rapide, pourquoi en êtes-vous là tout bouleversés ? dit le saint. C’est pour prier que je suis parti, pour libérer par le secours de la prière notre frère égaré. J’avais vu dans mon fils une chose qui m’avait à juste titre beaucoup peiné, mais voici que désormais, par la grâce du Christ, c’en est fini de son infidélité. » Le frère se mit à genoux et reconnut sa faute avec humilité. « Que le Seigneur te pardonne, frère, lui dit le saint, mais fais bien attention désormais à ne plus te séparer de tes frères sous prétexte de sainteté. » A dater de ce jour, le frère aima la vie commune et la compagnie des autres frères ; ses couvents préférés étaient ceux où les exercices réguliers étaient le mieux observés[2]

Quand les justes se trouvent rassemblés, le Seigneur accomplit parmi eux des merveilles. Celui qui branle est épaulé, celui qui tombe est remis d’aplomb, les tièdes y trouvent le stimulant nécessaire ; c’est le frottement du fer contre le fer qui donne le fil au tranchant ; le frère aidé par son frère est solide comme une place forte[3]. Dans le monde, la multitude des hommes empêche de voir Jésus[4], tandis qu’ici les foules sont composées d’anges du ciel et ne sont pas un obstacle. Il suffit de ne pas quitter l’Ordre, et si l’on est fidèle jusqu’à la mort on recevra la couronne de vie.

  1. Quelque temps après, le cas se reproduisit presque identique pour un autre frère qui refusa l’autorité du vicaire du saint et se choisit un autre frère pour supérieur. Le saint était présent[5] ; il le fit appeler et le frère se jeta aussitôt aux pieds du vicaire et se soumit au gardien que le bienheureux lui désigna. Poussant alors un profond soupir, le saint dit à celui qu’il avait envoyé réprimander le délinquant : « Frère, j’ai vu le diable juché sur les épaules de ce frère désobéissant et lui tenant le cou étroitement serré ; aux mains d’un pareil cavalier, il négligeait le mors de l’obéissance et ne suivait plus que les rênes de son instinct. Mais j’ai prié pour lui le Seigneur, et le démon s’est enfui tout honteux. »

Quelle pénétration chez un homme dont les yeux du corps étaient si faibles, mais ceux de l’âme si pénétrants ! Et considérez sans étonnement le honteux fardeau qui pèse sur celui qui refuse de porter le Dieu de majesté ; il faut choisir : ou bien vous porterez le fardeau léger[6], et c’est plutôt lui qui vous portera, ou bien vous porterez au cou une meule de moulin et vous serez accablés par votre iniquité comme par une masse de plomb[7].

Table des chapitres

[1] Qo 4 10.

[2] Les couvents de régulière observance, dit le texte. C’était déjà la dénomination d’une fraction de l’Ordre par opposition aux « Spirituels » qui ne recevront leur nom que plus tard. Gratien, Histoire de l’Ordreau XIIIe siècle, p. 226.

[3] Qo 4 10.

[4] Allusion à l’épisode évangélique de Zachée, Lc 19 3.

[5] C’est durant un Chapitre que, d’après saint Bonaventure, l’événement aurait eu lieu : LM 11 11.

[6] Mt 11 30 : Mon fardeau est léger.

[7] Littéralement : un talent de plomb. Le talent est une mesure grecque, de poids variable suivant les différents Etats qui l’utilisaient, mais toujours proche du demi-quintal.

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