CHAPITRE 89
COMMENT UN ANGE VINT LUI JOUER DE LA CITHARE.
126. Pendant son séjour à Rieti pour traitement de son ophtalmie1, le saint appela un de ses compagnons, autrefois cithariste dans le monde2 ; il lui dit : « Frère, les fils du siècle ne comprennent rien aux mystères de Dieu ; même les instruments de musique, jadis réservés à la louange divine, sont maintenant utilisés par la sensualité humaine pour le seul plaisir des oreilles. J’aimerais tant que tu puisses discrètement emprunter une cithare : tu me composerais de jolis chants3 pour soulager mon frère le corps affligé de tant de maux ! » Le frère lui répondit : « Père, j’aurais honte d’aller demander cela ; les gens croiraient que je cède à une tentation de frivolité. – Eh bien, n’en parlons plus, dit le saint ; il faut savoir renoncer à beaucoup de choses pour garder intacte sa réputation4.»
Or, la nuit suivante, il veillait et pensait au Seigneur quand une cithare5 fit entendre soudain un son merveilleux et fila une délicieuse mélodie. On ne voyait personne, mais on pouvait suivre au son les allées et venues du cithariste. La douce chanson fut un tel bonheur pour le saint tendu vers Dieu de toute son âme qu’il se crut parvenu dans l’autre monde. Le matin, au lever, il appela son compagnon, lui raconta l’aventure de la nuit et conclut : « Le Seigneur qui console les affligés ne m’a jamais abandonné sans consolation ; privé de musique humaine, j’en ai entendu une plus agréable encore. »
1 Entre juin 1225 et janvier 1226.
2 Ce frère musicien était sans doute frère Pacifique.
3 Honestum, de belle venue, de forme élégante. On pourrait comprendre aussi : édifiant, c’est-à-dire des couplets qui ne soient pas une chanson d’amour. Mais Pacifique dans ce cas, ne craindrait pas d’être accusé de frivolité.
4 Ne laedatur opinio. On pourrait aussi comprendre : pour éviter le scandale.
5 Cithara, à cette époque, du moins en Italie, désigne peut-être le luth (A. Gastoué, Les primitifs de la musique française, Paris, 1922, p. 96).