CHAPITRE 28
SA TENDRESSE COMPATISSANTE POUR LES PAUVRES, DEUX HISTOIRES DE BREBIS ET D’AGNEAUX.
76.- François, petit pauvre et père des pauvres, voulait vivre en tout comme un pauvre ; il souffrait de rencontrer plus pauvre que lui, non point par vanité mais à cause de la tendre compassion qu’il leur portait. Il ne voulait qu’une tunique de tissu rêche et très commun ; encore lui arrivait-il bien souvent de la partager avec un malheureux . Mais il était, lui, un pauvre très riche, car poussé par sa grande charité à secourir les pauvres comme il le pouvait, il s’en allait chez les riches de ce siècle au temps des plus grands froids et leur demandait de lui prêter un manteau ou une pelisse. On les lui apportait avec plus d’empressement encore qu’il n’en avait mis à les demander. « J’accepte, disait-il alors, à condition que vous ne vous attendiez plus à les revoir. » Au premier pauvre rencontré, François, le cœur en fête, offrait ce qu’il venait de recevoir . Rien ne lui causait plus de peine que de voir insulter un pauvre ou maudire une créature quelconque . Un frère s’était un jour laissé aller à des paroles blessantes contre un pauvre qui demandait l’aumône : « Est-ce que, par hasard, lui avait-il dit, tu ne serais pas riche tout en faisant semblant d’être pauvre ? » Ces paroles firent très mal à François, le père des pauvres , il infligea au délinquant une terrible semonce, puis lui ordonna de se dépouiller de ses vêtements en présence du pauvre et de lui baiser les pieds en lui demandant pardon. « Celui qui parle mal à un pauvre, disait-il, injurie le Christ, dont le pauvre présente au monde le noble symbole, puisque le Christ, pour nous, s’est fait pauvre en ce monde .»
Lui-même, bien faible pourtant, chargeait souvent sur ses épaules les fagots ou les sacs des pauvres qu’il rencontrait.
77.- Sa charité, son âme compatissante, ne pouvaient s’en tenir seulement aux hommes dans le besoin ; il exerçait encore sa pitié envers les animaux, qui n’ont pourtant ni la parole ni la raison, ceux qui rampent, ceux qui volent, et toutes les créatures sensibles ou non. Les agneaux étaient ses préférés parce que Notre-Seigneur Jésus-Christ leur est si souvent et si exactement comparé dans les Saintes Ecritures à cause de son humilité. Il contemplait ainsi avec tendresse et avec joie tout ce qui présentait une ressemblance allégorique avec le Fils de Dieu.
Après avoir prêché à Ancône, il traversait un jour la Marche en direction d’Osimo, accompagné du seigneur Paul, nommé par lui ministre des frères de cette province ; ils rencontrèrent dans les champs un berger qui gardait un troupeau de chèvres et de boucs. Mais parmi la foule des chèvres et des boucs, il y avait une petite brebis, seule, qui avançait timidement et broutait paisiblement. Le bienheureux François s’arrêta, navré, à ce spectacle ; il se prit à gémir très haut et dit à son compagnon : « Ne vois-tu pas cette brebis qui marche avec tant de douceur au milieu des chèvres et des boucs ? Ainsi marchait Notre-Seigneur Jésus-Christ, doux et humble, parmi les pharisiens et les chefs des prêtres. Par amour pour Lui, mon fils, je t’en prie, prends en pitié comme moi cette petite brebis et achetons-la pour l’enlever du milieu des chèvres et des boucs. »
78.- Le frère Paul, témoin de cette compassion, se sentait envahir de pitié, lui aussi ; mais chacun ne possédait que sa tunique grossière et ils restaient là bien en peine de trouver le prix de la rançon, quand arriva soudain un négociant de passage qui leur offrit la somme désirée. Ils rendirent grâces à Dieu et emmenèrent la brebis jusqu’à Osimo. On les introduisit chez l’évêque, qui les reçut avec honneur, mais qui trouvait singulière cette façon de promener une brebis et de lui témoigner tant d’affection . Mais quand le saint lui eut développé tout au long la signification symbolique de cette brebis, l’évêque, très touché, rendit grâces à Dieu pour une si belle candeur.
Mais que faire de la brebis ? Sur le conseil de son compagnon, François la confia au monastère des religieuses de Saint-Séverin . Elles reçurent la brebis avec beaucoup de joie, comme un précieux cadeau donné par Dieu lui-même ; elles la soignèrent longtemps, et, de sa laine, tissèrent une tunique qu’elles envoyèrent au bienheureux Père François lors d’un chapitre qui se célébrait à Sainte-Marie de la Portioncule ; le saint la reçut avec autant de respect que de bonheur ; il caressait l’étoffe, l’embrassait et conviait tous les assistants à partager sa joie.
79.- Une autre fois – c’était toujours dans la Marche d’Ancône et en compagnie du même dévoué frère Paul – il rencontra un homme qui partait à la foire vendre deux agneaux et qui les avait liés pour les porter suspendus à son épaule. François eut l’âme déchirée par leurs bêlements. Il s’approcha, les couvrit de caresses comme fait une mère quand pleure son enfant, et il dit à l’homme :
« Pourquoi torturer mes frères les agneaux en les tenant ainsi ligotés et suspendus ? – Je vais les vendre au marché, car j’ai besoin d’argent. – Et qu’adviendra-t-il d’eux ensuite ? – Ceux qui les auront achetés vont les tuer et les manger. – Non, cela ne peut pas être. Prends plutôt pour te payer le manteau que je porte, et laisse-moi les agneaux. »
L’homme ne fit pas de difficulté pour donner les agneaux : le manteau valait bien davantage ; le saint l’avait reçu le matin même d’un homme généreux « à titre de prêt » pour se garantir du froid. Mais une fois maître des agneaux, il se demandait bien ce qu’il allait en faire. Il prit conseil de son compagnon, puis les rendit à leur propriétaire, avec la consigne de les nourrir et de les soigner sans jamais les vendre ni leur faire aucun mal .
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