CHAPITRE 27
SA CHARITÉ ET SA FERMETÉ D’AME; UN SERMON DEVANT LE SEIGNEUR PAPE HONORIUS ET COMMENT IL SE CONFIA, LUI ET SES FRÈRES, AU SEIGNEUR HUGOLIN, ÉVÊQUE D’OSTIE.
71.- L’homme de Dieu s’était imposé de ne jamais rechercher son intérêt mais toujours ce qui lui semblait favoriser davantage le salut des autres. Par-dessus tout il désirait se dégager de la chair pour vivre avec le Christ . Il tendait à se libérer de plus en plus de tout ce qui est du monde afin que cette poussière ne vienne pas même pour une heure ennuager l’azur de son âme. Il se rendait inaccessible à toutes les rumeurs importunes ; il faisait constamment effort pour maîtriser ses sens extérieurs et dominer ses tendances afin de ne plus s’occuper que de Dieu. Le creux du rocher était son nid préféré, deux pans de murs l’habitation de son choix . Son âme contemplative était heureuse de trouver, au cours de ses randonnées, une cabane en pleine solitude : il y séjournait longtemps et s’anéantissait alors dans la contemplation des plaies du Sauveur .
Souvent il se retirait ainsi dans la solitude afin de pouvoir s’occuper uniquement de Dieu ; – ce qui ne l’empêchait pas, quand il le fallait, de prendre à cœur les intérêts du prochain et de s’employer activement à son salut. Mais il revenait ensuite à la prière comme dans un havre bien abrité : non pas une prière rapide, superficielle et impatiente, mais une prière prolongée, toute intérieure et d’une sereine humilité. S’il commençait le soir, il en avait jusqu’au lendemain matin. Assis ou en mouvement, en train de manger ou de boire, il continuait d’être tout entier à sa prière. Et la nuit, seul, il partait prier dans des chapelles perdues au milieu des landes : c’est là qu’avec la grâce de Dieu il réussit à surmonter souvent les terreurs et les angoisses qui assaillaient son âme .
72.- Le diable ne se contentait pas de le troubler intérieurement par des tentations : il s’acharnait extérieurement sur lui pour l’effrayer, provoquait l’écroulement des murailles, l’effondrement des bâtisses ; et François luttait corps à corps avec lui. Il savait, le vaillant soldat de Dieu, que son Seigneur possédait en tout lieu tout pouvoir ; loin de céder à la peur, il disait : « Tu peux toujours me prendre pour cible de ta méchanceté, esprit mauvais, tu n’as pas plus de pouvoir ici qu’en pleine ville et en public ! »
Voilà quel était son courage. D’ailleurs n’avaient d’importance pour lui que les intérêts du Seigneur. Il lui arrivait très souvent de prêcher devant des milliers d’auditeurs : il le faisait avec la même tranquille assurance que s’il eût conversé avec son compagnon. Le plus nombreux auditoire équivalait à une seule personne à ses yeux, mais il mettait autant d’âme à prêcher à un seul homme qu’à une foule entière. C’étaient son âme droite, sa pureté d’intention qui lui valaient cette assurance dans la prédication ; il pouvait ainsi, sans préparation immédiate, livrer à tous des pensées sublimes et vraiment neuves. Il lui arriva quelquefois cependant de préparer son sermon par une méditation préalable et de se retrouver ensuite, devant son auditoire, sans pouvoir ni se rappeler ce qu’il avait préparé ni trouver autre chose. Il avouait alors à tous sans aucune honte qu’il avait préparé beaucoup de choses mais qu’il avait tout oublié. A ce moment il était pris soudain d’une telle éloquence qu’on en restait muet d’admiration ; d’autres fois, n’ayant vraiment rien à dire, il bénissait le peuple qui s’en retournait aussi édifié que par le plus beau des sermons.
73.- Appelé à Rome pour les affaires de l’Ordre, il voulut un jour parler au seigneur Pape Honorius et aux vénérables cardinaux . A cette annonce, le seigneur Hugolin, évêque d’Ostie, grand ami du saint, se sentit partagé entre le plaisir et l’appréhension, car il s’émerveillait de trouver chez le saint tant de générosité alliée à tant de simplicité. Finalement il s’en remit à la bonté du Dieu tout-puissant qui n’abandonne jamais ses fidèles dans le besoin ; il l’introduit devant le Pape et devant les vénérables cardinaux. Admis en présence de tous ces princes de l’Eglise, François reçut du Pape la bénédiction et la permission de parler, et il commença sans aucune timidité. La ferveur de l’Esprit l’inondait, il ne maîtrisait plus sa joie, et tout en parlant il allait et venait, dansant presque, non pas comme un saltimbanque, mais comme un homme brûlé du feu de l’amour de Dieu. Loin de provoquer les rires, il fit couler leurs larmes, car ils étaient tous très émus ; ils admiraient à la fois la puissance de la grâce et la belle assurance de l’orateur. Le seigneur évêque d’Ostie, durant ce temps, transi d’appréhension, priait tant qu’il pouvait pour que la simplicité du bienheureux ne fût pas tournée en dérision : c’était sur lui que rejaillissait la gloire ou le mépris, puisqu’il avait été donné comme père à toute la famille…
74.- Saint François en effet s’était abandonné à lui comme un fils à son père ; comme un fils unique sur le sein de sa mère, il savait qu’il pouvait compter sur sa bonté et s’y reposait en toute sécurité. Du pasteur, l’évêque remplissait l’office et les fonctions, mais il en laissait le nom au bienheureux ; celui-ci voyait ce qu’il fallait faire, mais c’est notre glorieux seigneur qui y pourvoyait. Combien, surtout dans les débuts, s’acharnaient contre l’Ordre nouvellement fondé ! Combien cherchaient à étouffer la vigne que le Seigneur s’était choisie et que sa main venait amoureusement de planter ! Combien s’efforçaient de voler et détruire ses premiers et plus beaux fruits ! Tous furent réduits à néant par notre révérend Père et seigneur, fleuve d’éloquence, bastion du droit, défenseur de la vérité, ami des humbles. Qu’il soit béni et fidèlement conservé dans les mémoires, le jour où le saint de Dieu se confia à un si vénérable seigneur !
L’Ordre ne comptait encore que quelques frères ; le cardinal Hugolin, alors légat du Saint-Siège , charge qui lui fut souvent confiée, se trouvait en Toscane ; François, dans l’intention de se rendre en France , passa par Florence, où séjournait l’évêque. Ils n’étaient pas encore les amis intimes qu’ils deviendront plus tard, mais ils s’aimaient déjà, sur leur seule réputation de sainteté.
75.- Lorsqu’il arrivait dans une ville ou une province, le bienheureux François avait pour habitude d’aller se présenter à l’évêque ou aux prêtres ; aussi dès qu’il connut la présence à Florence du grand prélat s’en vint-il le visiter avec respect. L’évêque le reçut avec simplicité et lui témoigna beaucoup d’intérêt, comme il le faisait pour tous les religieux et principalement pour ceux qui s’étaient engagés sous le glorieux drapeau de la bienheureuse Pauvreté et de la sainte Simplicité. Comme il avait à cœur d’aider les pauvres et de prendre en main leurs intérêts, il lui demanda ce qui l’amenait à Florence et prit connaissance de ses projets. Il n’avait jamais rencontré un homme qui, plus que François, fût détaché de tous les biens de la terre et brûlé de ce feu que Jésus vint allumer ; son âme s’attacha à celle de François ; il se recommanda avec chaleur et confiance à ses prières et se mit volontiers à sa disposition pour le protéger en toute circonstance. Mais il le dissuada de continuer le voyage commencé : les frères dont le Seigneur Dieu lui avait confié la charge avaient besoin de toute sa vigilance .
A voir tant de bienveillance, d’affabilité, de sens pratique chez un si grand seigneur, François fut empli d’une immense joie ; il se prosterna à ses pieds, et, d’une âme enthousiaste, se plaça sous son autorité et lui confia ses frères.
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