CHAPITRE 2 : CONVERSION DÉFINITIVE. RÉPARATION DES TROIS ÉGLISES.
- Le serviteur du Très-Haut n’avait pour se diriger d’autre Maître que le Christ[1] et c’est pourquoi celui-ci, dans sa délicatesse, s’en vint une fois de plus le visiter pour lui apporter la douceur de sa grâce. Un jour que François était sorti dans la campagne pour méditer[2], ses pas le conduisirent du côté de l’église Saint-Damien, si vétuste qu’elle menaçait ruine ; poussé par l’Esprit, il y entra pour prier et, prosterné devant le crucifix, il se sentit l’âme envahie, durant sa prière, d’un réconfort extraordinaire. Fixant alors, de ses yeux baignés de larmes, la croix du Seigneur, il entendit de ses oreilles de chair une voix tombant du crucifix lui dire par trois fois :
« François, va et répare ma maison qui, tu le vois, tombe en ruines ! »
Effrayé, stupéfait d’entendre cette voix étrange alors qu’il était seul dans l’église, pénétré jusqu’au fond du cœur par la puissance de la parole de Dieu, tout délirant[3], il entre en extase… Enfin revenu à lui il se dispose à obéir et concentre toutes ses forces pour réparer cette église matérielle. Mais l’église que lui désignait la voix était celle que le Christ s’est achetée de son sang[4] ; le Saint-Esprit le lui apprit plus tard, et lui-même le révéla aux frères.
Il se lève donc, fait le signe de la croix pour se donner du courage, prend au magasin quelques pièces de tissu, galope jusqu’à Foligno, vend sa marchandise et même quelle aubaine ! – trouve acquéreur pour son cheval ; il ramasse tout l’argent, revient à Assise, rentre avec respect dans l’église qu’il avait reçu mission de réparer, s’en va trouver le prêtre desservant qui était fort pauvre et, après lui avoir présenté ses respects, lui offre son argent pour la réparation de l’église et les besoins des pauvres, enfin sollicite humblement la permission de séjourner quelque temps auprès de lui. D’accord pour le séjour, le desservant refusa l’argent, par crainte de la famille. François, dans son désintéressement absolu, projeta la bourse dans un coin de la fenêtre avec autant de mépris que pour de la boue.
- Mais le séjour du serviteur de Dieu auprès du desservant se prolongeait[5]; son père finit par comprendre ce qui s’était passé, entra en fureur et accourut. François avait appris qu’on le cherchait, qu’on le menaçait et il se doutait bien qu’on viendrait le chercher, mais conscient d’être un athlète du Christ trop novice encore et préférant laisser carrière ouverte à la colère[6], il se cacha dans une grotte inconnue de tous ; là, plusieurs jours durant, à grand renfort de larmes, il supplia le Seigneur de le délivrer des mains de ceux qui poursuivaient son âme[7] et de lui permettre enfin, dans sa bonté, la réalisation des desseins que Lui-même avait inspirés. Finalement, il se sentit envahir et déborder de joie, commença à se traiter de capon et de lâche, sortit de sa cachette et se dirigea sans crainte vers Assise.
Quand ses concitoyens le virent, avec ses traits tirés et l’âme transformée, ils se dirent qu’il avait perdu la tête, le poursuivirent en lui jetant de la boue et des pierres et le couvrant d’insultes, comme un simplet ou un fou ; mais le serviteur de Dieu, insensible et inébranlable, passait au milieu des injures comme s’il n’entendait rien. Au bruit, son père accourut, non pour le délivrer mais pour l’accabler davantage et, sans pitié, le traîna chez lui, l’accabla de reproches puis de coups et enfin l’enchaîna. François n’en était que plus résolu et plus décidé à continuer, se répétant la phrase de l’Évangile : Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, car le royaume des cieux est à eux[8].
- Bientôt après cependant, profitant d’un voyage du père, la maman, qui n’approuvait pas les façons de faire de son mari et désespérait de fléchir le courage à toute épreuve de son fils, lui ôta ses chaînes et lui permit de partir ; il rendit grâces à Dieu et revint à sa solitude. Mais le père de retour, ne le retrouvant plus à la maison, fit une scène à sa femme et, furieux, bondit jusqu’à sa retraite pour le ramener si possible ou au moins le faire expulser du territoire. François, à qui Dieu donnait courage, vint à la rencontre de son père en fureur, lui signifia d’un ton ferme que chaînes et coups lui étaient indifférents et ajouta solennellement que pour le nom du Christ il était prêt à subir joyeusement tous les maux[9]. Voyant qu’il n’y avait rien à faire pour le ramener à la maison, le père se rabattit sur l’argent qu’il voulait récupérer ; il retrouva la bourse dans le coin de la fenêtre, ce qui le calma un peu, comme si d’avoir bu de l’argent étanchait la soif de l’avarice…
- Ce n’était pas assez de l’avoir dépouillé de son argent ; il voulut, – père charnel d’un fils de la grâce, – le traduire devant l’évêque pour que François renonçât à tous ses droits d’héritier et lui restituât tout ce qu’il possédait encore. Celui-ci, en véritable amant de la pauvreté, se prête volontiers à la cérémonie, se présente au tribunal de l’évêque et, sans attendre un moment ni hésiter en quoi que ce soit, sans attendre un ordre ni demander une explication, enlève aussitôt tous ses habits et les rend à son père (on s’aperçut alors que, sous un élégant habit, l’homme de Dieu portait un cilice). Tout à son admirable ferveur, emporté par son ivresse spirituelle[10], il quitte jusqu’à ses chausses et, complètement nu devant toute l’assistance, déclare à son père : « Jusqu’ici je t’ai appelé père sur la terre ; désormais je puis dire avec assurance : Notre Père qui es aux cieux[11], puisque c’est à Lui que j’ai confié mon trésor et donné ma foi. »
L’évêque, un saint et bien digne homme, pleurait d’admiration à voir les excès où le portait son amour de Dieu ; il se leva, attira le jeune homme dans ses bras, le couvrit de son manteau et fit apporter de quoi l’habiller. On lui donna le pauvre manteau de bure d’un fermier au service de l’évêque ; François le reçut avec reconnaissance et ramassant ensuite sur le chemin un morceau de gypse, y traça une croix ; le vêtement était bien significatif de cet homme crucifié et de ce pauvre demi-nu. C’est ainsi que le serviteur du Grand Roi fut laissé nu pour marcher à la suite de son Seigneur attaché nu à la croix et c’est ainsi qu’il adopta cette croix pour emblème[12], afin de confier son âme au bois qui nous sauva et, par lui, d’échapper sain et sauf au naufrage du monde[13].
- Et le voilà qui part, abandonnant sa ville natale, dédaigneux du monde, délivré des liens de tout désir terrestre, allègre et sans souci, cherchant une retraite bien solitaire pour mieux comprendre, dans le silence, les mystérieuses paroles venues du ciel. Il voyageait ainsi dans la forêt et, tout joyeux, chantait en français les louanges du Seigneur, quand deux voleurs surgirent du fourré et bondirent sur lui. Ces brutes lui demandèrent : « Qui es-tu ? » L’homme de Dieu, sans rien perdre de son assurance, leur répondit cette parole prophétique : « Je suis le héraut du Grand Roi ! »
Ils l’envoyèrent alors, d’un coup, rouler dans un fossé plein de neige, en ricanant : « Restes-y, espèce de croquant qui fais le héraut de Dieu ! » François attendit qu’ils fussent partis, sortit de son fossé, se mit à rire de tout son cœur et reprit de plus belle, dans la forêt, sa chanson à la louange du Seigneur.
- Un monastère était là tout près ; il y demanda l’aumône comme un mendiant et y fut servi comme l’anonyme qu’on méprise un peu[14]. Puis il poussa jusqu’à Gubbio où il fut reconnu et hébergé par l’un de ses anciens amis dont il accepta une de ces tuniques bon marché, tenue digne d’un petit pauvre du Christ. Épris de totale humilité, il se retira enfin chez les lépreux, vivant au milieu d’eux et mettant tout son soin à les servir à cause de Dieu[15]. Il leur lavait les pieds, bandait leurs plaies, en ôtait les lambeaux de chair pourrie, étanchait le pus ; il allait même, dans son extraordinaire dévotion, jusqu’à baiser leurs plaies chancreuses : début bien significatif pour le médecin de l’Évangile[16] qu’il allait devenir ! Et c’est pourquoi Dieu lui accorda le pouvoir de guérir les maladies de l’âme et du corps.
Voici, entre beaucoup d’autres, un fait qui s’est passé un peu plus tard, à une époque où son nom était déjà plus connu : un homme du comté de Spolète avait la bouche et la mâchoire rongées par un mal affreux devant lequel toute la médecine était restée impuissante. Or, au retour d’un pèlerinage au tombeau des Apôtres dont il était allé implorer le secours, il rencontra le serviteur de Dieu et voulut, par dévotion, baiser la trace de ses pas. L’humble François ne le toléra pas ; il embrassa à pleine bouche celui qui voulait lui baiser les pieds. A peine le serviteur des lépreux, admirable d’amour, eut-il touché de ses lèvres saintes cette plaie horrible, que le mal disparut, et le malade retrouva une santé si longtemps désirée. Je ne sais ce qui mérite davantage notre admiration, de l’humilité qui va jusqu’à un baiser si charitable ou de la puissance qui éclate dans un miracle si étonnant.
- Une fois posée pour base cette humilité telle que la veut le Christ, il était temps pour François de songer à l’ordre reçu du crucifix : la réparation de l’église Saint-Damien. En fils vraiment soumis, il revint à Assise pour obéir à la parole de Dieu, au moins en mendiant s’il ne pouvait construire lui-même. Sans un grain de honte il s’en va quêter pour l’amour du pauvre Crucifié, chez ceux au milieu desquels il tranchait naguère du grand seigneur, et bien qu’exténué de jeûnes il chargeait sur son pauvre dos son lourd fardeau de moellons. Dieu aidant et grâce à la générosité de ses concitoyens, il vint à bout des travaux de réfection. Puis, afin de ne pas s’endormir à ne rien faire, il entreprit d’en réparer une autre ; il choisit celle de Saint-Pierre, assez loin de la ville, à cause de la dévotion spéciale que, dans l’authenticité et la pureté de sa foi[17] il portait au prince des Apôtres.
- Ce travail enfin terminé, il s’en vint au lieu dit « la Portioncule ». Un sanctuaire de la bienheureuse Vierge Mère de Dieu se trouvait là construit depuis très longtemps, mais désert maintenant et laissé sans entretien. A le voir ainsi à l’abandon, l’homme de Dieu y fit de fréquents séjours pour y travailler, car il avait une dévotion fervente pour Marie Dame du Monde ; il y bénéficia fréquemment de la visite des Anges (ce qui n’est pas étonnant si l’on sait que l’église s’appelait Sainte-Marie-des-Anges) et il s’y fixa à cause de son respect des Anges et de son amour pour la Mère du Christ[18]. Il aima toujours cet endroit plus que tout autre au monde : c’est là qu’il débuta humblement, là qu’il progressa dans la vertu, là qu’il atteignit la consommation bienheureuse[19]; c’est cet endroit qu’en mourant il confia aux frères comme particulièrement cher à la Vierge[20].
La vision qu’eut à ce sujet un saint frère avant de se convertir vaut d’être rapportée : il vit tout autour de cette église une foule innombrable de pauvres aveugles, à genoux, bras tendus en l’air et visage tourné vers le ciel ; tous, avec des cris et des larmes, imploraient de Dieu miséricorde et clarté. Alors une lueur éclatante rayonna dans le ciel, se répandit sur eux tous, leur donnant à chacun la lumière et la santé qu’ils désiraient. C’est en ce lieu que François, poussé par Dieu qui lui révéla sa volonté[21], fonda son Ordre des Frères Mineurs.
Voilà comment, sur ordre de la Providence de Dieu qui réglait tous ses actes, le serviteur du Christ réalisa la réfection matérielle de trois églises avant de fonder son Ordre et de prêcher l’Évangile : et cela non seulement pour que lui-même s’élevât par degrés de ce qui relève des sens à ce qui relève de l’intelligence, de ce qui est moindre à ce qui est plus grand[22], mais aussi pour fournir à tous un symbole sensible de ce qu’il allait accomplir plus tard. Car de même qu’il avait remaçonné un triple édifice, de même, sous son impulsion, c’est l’Église, la triple armée des élus[23] promise au triomphe, qui allait retrouver une triple vitalité grâce au genre de vie, à la règle et à l’enseignement du Christ transmis par lui ; cette œuvre, aujourd’hui sous nos yeux, est accomplie.
[1] Même après la formation de la première Fraternité, « personne ne me montrait ce que je devais faire ; mais le Seigneur lui-même me révéla que je devais vivre selon la forme du saint Évangile. » (Test. 14.) Ce choix du Christ comme unique « directeur spirituel » n’est d’ailleurs nullement exclusif du recours à la hiérarchie. François, par exemple, demande au desservant de Sainte-Marie de la Portioncule des éclaircissements sur 1’Evangile qu’il vient d’entendre, et plus tard soumettra sa règle à l’approbation du Pape.
[2] Gn 24 63
[3] Délirer, au sens étymologique signifie : « sortir du sillon (lira), quitter la droite ligne ». Pour saint Bonaventure (Triple Voie, traduction R.P. Valentin-M. Breton Éditions Franciscaines, Paris, 1942, p. 115), la deuxième étape de l’amour de Dieu « est l’avidité. Quand l’âme, en effet, a commencé à s’accoutumer à cette douceur (de la connaissance de Dieu dans la méditation), il en naît en elle une si grande faim que rien ne peut l’assouvir, sinon la possession parfaite de Celui qu’elle aime. Or, comme l’atteindre est impossible dans le temps présent parce qu’il est loin, continuellement elle s’élance et sort de soi par un amour extatique… »
[4] Ac 20 28
[5] Mt 25 5
[6] Rm 12 19
[7] Ps 30 16 ; 108 31 ; 141 7
[8] Mt 5 10
[9] Ac 5 41
[10] L’ébriété est cataloguée par saint Bonaventure (Triple Voie, p. 117) comme quatrième degré de l’amour de Dieu, avec cette description « On y aime Dieu de tant d’amour que non seulement on se lasse des consolations, mais qu’on cherche pour consolations les épreuves, et pour l’amour de celui qu’on aime on se réjouit dans les peines, les opprobres, les souffrances… De même qu’un homme ivre se dévêt sans pudeur et reçoit les coups sans les sentir, ainsi en est-il à cette étape. »
[11] Mt 6 9
[12] Nous aimons voir en ce jugement épiscopal la prise d’habit et la profession de saint François combinées. On objectera que ce ne peut être vraiment l’état religieux dont il s’agit ici, puisqu’il n’y a ni règle, ni vœux ni communauté. Mais il y a, de la part de François, volonté de se donner au Christ par l’intermédiaire de l’Église, et de la part de l’évêque, acceptation de cette donation. N’est-ce point l’essentiel, surtout en un temps où le droit canonique n’était point aussi précis que de nos jours, et où l’autorité ecclésiastique accueillait de la sorte bien des ermites ou des recluses ?
[13] Sg 14 1-7
[14] Euphémisme ! En fait, François fut embauché comme homme de peine, mais « réduit à convoiter les eaux grasses pour s’en nourrir » et dut finalement quitter le monastère. Plus tard, le prieur, « se rappelant avec confusion de quelle manière on avait traité le saint, vint le supplier au nom du Seigneur de lui pardonner à lui et à ses frères. » (1 C 16).
[15] « Le Seigneur lui-même me conduisit parmi les lépreux, et je leur fis miséricorde. » (Test 2).
[16] Lc 10 30-37
[17] La dévotion au prince des Apôtres est présentée ici comme caractéristique d’une foi authentique, car certains hérétiques de l’époque s’appelaient eux aussi évangéliques, mais éliminaient de leur Credo toute foi et toute obéissance à Pierre et à ses successeurs. – L’église Saint-Pierre que François aurait réparée ne doit pas être confondue avec l’église bénédictine du même vocable qui se trouve dans la partie basse d’Assise et qui était alors le siège d’un puissant monastère. Il s’agirait, selon Fortini, d’une chapelle dont il ne reste rien, mais dont la trace est parfaitement connue, dans la région de Rivo-Torto.
[18] La réparation des trois églises et la vie érémitique de François à la Portioncule occupent les années 1206-1208 ; on peut dire que sa « conversion »r dura trois ans.
[19] Saint Bonaventure a repris ici chacun des trois aspects de l’unique et triple voie : la purification, l’illumination et la perfection.
[20] La Portioncule est un des rares ermitages franciscains qui ne soit pas à flanc de montagne, et dont le site soit quelque peu prosaïque. Il semble bien que c’est l’amour de Notre-Dame qui a attiré François dans le bois marécageux d’alors. On avait, il est vrai, le charme des sous-bois, avec de jolies échappées sur Assise, le Subasio et les autres montagnes alentour.
[21] Le jour où il y entendit lire l’Évangile racontant l’envoi des Apôtres en mission : infra, 3 1.
[22] Toujours la sursumactio, démarche chère à saint François et à saint Bonaventure. Cf supra 1, 2.
[23] Les hommes, les femmes, les foyers, à l’intention desquels saint François a fondé ses trois Ordres.