Légende Majeure/Chapitre I

CHAPITRE 1 : SA VIE DANS LE MONDE.

  1. Il y avait dans la ville d’Assise un homme nommé François. A son souvenir, chacun remercie le ciel[1] de nous l’avoir donné, car Dieu qui lui avait préparé toutes sortes de grâces de choix[2] eut la bonté de l’arracher aux dangers de la vie présente et fit affluer en lui les dons de sa grâce céleste. Il grandit en effet au milieu des vanités, entouré de ces fils des hommes qui sont frivoles[3], puis, doté d’un petit bagage de connaissances, il est lancé dans le négoce et traite des affaires qui lui rapportent gros ; mais, Dieu aidant, jamais il ne se laissa entraîner par la fougue des passions au milieu de jeunes libertins, lui pourtant si porté à la dissipation et jamais, lui pourtant âpre au gain, il ne s’attacha désespérément à l’argent et aux trésors[4], dans son milieu de marchands cupides[5]. Le Seigneur avait mis en son cœur un sens de la pitié qui le rendait généreux pour les pauvres, et ce sentiment grandissant en son cœur d’enfant[6] avait fini par le remplir d’une telle bonté qu’il avait décidé, – il n’était pas sourd, lui, quand on lisait l’Évangile[7]! – de donner à quiconque lui demanderait[8], surtout à qui lui demanderait « pour l’amour de Dieu ». Un jour pourtant, trop affairé à son commerce, il renvoya les mains vides un pauvre qui lui demandait l’aumône « pour l’amour de Dieu » ; mais rentrant aussitôt en lui-même[9], il courut après le pauvre, lui remit une riche aumône et promit au Seigneur Dieu de ne jamais plus refuser désormais si possible, ce qu’on lui demanderait « pour l’amour de Dieu ». Il observa jusqu’à la mort cette résolution avec une charité infatigable, et c’est ce qui lui valut toujours plus de grâce et d’amour du Seigneur. Plus tard, à l’époque où il revêtit parfaitement le Christ[10], il disait encore que durant sa vie mondaine il ne pouvait entendre ces paroles : « l’amour de Dieu » sans en avoir le cœur bouleversé.

Douceur, charme, patience, affabilité plus qu’humaine, libéralité allant au-delà même de ses ressources, autant d’indices de sa nature privilégiée, présageant pour la suite une effusion plus abondante encore de la grâce divine en lui. De fait, un homme d’Assise, un simple d’esprit, dit-on mais un homme éclairé par Dieu, ne manquait pas, quand par hasard il rencontrait François en ville, d’ôter son manteau et de l’étendre sous les pieds[11] du jeune homme, affirmant qu’il serait un jour digne du plus grand respect, qu’il accomplirait bientôt de grandes choses et mériterait ainsi la vénération de tous les fidèles.

  1. A cette époque, François ignorait encore les desseins de Dieu sur lui[12]: employé à des besognes matérielles pour obéir à son père, il n’avait pas encore appris à contempler les mystères d’En-Haut ; victime des penchants sensuels en raison de la corruption que nous tenons tous de naissance, il n’avait pas encore acquis le goût de la familiarité avec Dieu. Mais la souffrance permet à une âme de comprendre bien des choses[13]; la main du Seigneur s’appesantit sur lui[14], et la droite du Très-Haut le transforma[15], soumettant son corps à une longue maladie pour disposer son âme à l’invasion de l’Esprit-Saint[16]. Ses forces revenues, il avait repris aussi l’habitude de l’élégance quand un jour il rencontra un chevalier, noble de naissance mais pauvre et mal vêtu ; n’écoutant que son bon cœur, il se dépouilla aussitôt pour le vêtir, épargnant ainsi – double charité – à un chevalier la honte et à un pauvre la misère.
  2. La nuit suivante, tandis qu’il dormait, la divine Bonté offrit à sa vue un vaste et merveilleux palais aux panoplies d’armes marquées du signe de la Croix : c’était lui laisser entrevoir de quelle manière incomparable allait être récompensée sa générosité à l’égard du pauvre chevalier pour l’amour du Grand Roi. Il demanda à qui était tout cela. « A toi et à tes soldats », lui fut-il répondu par une voix d’En-Haut.

Inhabile encore à pénétrer les mystères de Dieu et ignorant l’art de passer des apparences visibles aux réalités invisibles, il était persuadé, à son réveil, que cette étrange vision lui assurait pour l’avenir un immense succès. Tout à son illusion, il décide donc d’aller rejoindre en Pouille un comte grand seigneur[17] dans l’espoir de conquérir, sous ses ordres, cette gloire militaire que la vision lui promettait. Il se met en route, arrive à la ville suivante et, durant la nuit, entend le Seigneur lui dire tout familièrement : « François, qui peut te donner davantage : le maître ou le serviteur, le riche ou le pauvre ? » François répond évidemment que c’était le maître et le riche. Et le Seigneur de rétorquer aussitôt : « Pourquoi, s’il en est ainsi, abandonner le Maître pour le serviteur, et, pour courir après un pauvre qui est un homme, délaisser le Riche qui est Dieu ? » Et François : « Seigneur, que veux-tu[18] que je fasse ? »[19]. – « Retourne en ton pays[20], dit le Seigneur, car ta vision était l’anticipation figurée d’un événement tout spirituel qui s’accomplira non de la façon que l’homme propose, mais selon celle que Dieu dispose. » Au matin, François se dépêcha de rebrousser vers Assise ; confiant, joyeux et déjà modèle d’obéissance, il attendit la volonté du Seigneur.

  1. A partir de ce moment, il se dégagea des obligations et de l’agitation des affaires pour solliciter, de la clémence de Dieu, la lumière sur sa vocation. A force de prier, il parvint à un désir du ciel si puissant et à un mépris si total des choses de la terre[21] par amour pour la patrie d’En-Haut, qu’il commençait à apprécier sa découverte du « trésor caché»[22] et songeait, comme un marchand avisé, à liquider tous ses biens pour acheter la perle précieuse[23]. De quelle manière, il l’ignorait encore ; tout ce qu’il savait, grâce aux lumières reçues, c’est que ce trafic spirituel commence par le mépris du monde et que pour devenir chevalier du Christ il faut avoir déjà remporté la victoire sur soi.
  2. Or, un jour qu’il se promenait à cheval dans la plaine qui s’étend auprès d’Assise, il trouva un lépreux sur son chemin. A cette rencontre inopinée, il éprouva, d’horreur, une intense commotion, mais se remettant en face de sa résolution de vie parfaite et se rappelant qu’il avait d’abord à se vaincre s’il voulait devenir soldat du Christ[24], il sauta de cheval pour embrasser le malheureux. Celui-ci, qui tendait la main pour une aumône, reçut avec l’argent un baiser. Puis François se remit en selle. Mais il eut beau, ensuite, regarder de tous côtés – et cependant aucun accident de terrain ne gênait la vue – il ne vit plus le lépreux. Plein d’admiration et de joie, il se mit à chanter les louanges du Seigneur et se promit bien, après cet acte généreux, de ne pas en rester là.

Il fréquentait volontiers, dès lors, les endroits écartés, propices aux larmes, pour s’y livrer plus facilement à sa recherche et à des gémissements ineffables[25], tant et si bien que ses longues et instantes prières furent exaucées du Seigneur ; un jour qu’il priait ainsi dans la solitude et qu’emporté par sa ferveur il était tout absorbé en Dieu, le Christ en croix lui apparut. A cette vue son âme se fondit[26] et le souvenir de la Passion du Christ le vrilla si profond[27] qu’à partir de ce moment il pouvait difficilement se retenir de pleurer et de soupirer lorsqu’il venait à penser au Crucifié ; lui-même en fit un jour l’aveu peu de temps avant sa mort. Et voilà comment l’homme de Dieu comprit que c’était à lui que s’adressait la parole de l’Évangile : « Si tu veux venir après moi, renonce à toi-même, prends ta croix et suis-moi[28] ! »

  1. Il s’abandonna dès lors à l’esprit de pauvreté, au goût de l’humilité et aux élans d’une piété profonde. Alors que jadis non seulement la compagnie, mais la vue d’un lépreux, même de loin, le secouait d’horreur, il se mettait dorénavant, avec une parfaite insouciance pour lui-même, à leur rendre tous les services possibles, toujours humble et très humain, à cause du Christ crucifié qui, selon la parole du Prophète, a été considéré et méprisé comme un lépreux[29]. Il allait souvent leur rendre visite dans les lazarets, leur distribuait de larges aumônes, puis, ému de compassion, baisait affectueusement leurs mains et leur visage. Aux mendiants aussi, non content de donner ce qu’il avait, il aurait voulu se donner lui-même et, quand il n’avait plus d’argent sous la main, il leur donnait ses vêtements, les décousant ou les déchirant parfois pour les distribuer. Aux prêtres pauvres, qu’il respectait et vénérait, il venait en aide en leur offrant surtout des ornements d’autel : il voulait ainsi prendre sa part du culte divin et soulager la misère de ceux qui en avaient la charge.

C’est vers cette époque qu’il accomplit un pèlerinage de dévotion au tombeau de l’apôtre Pierre[30] ; quand il vit les mendiants qui grouillaient sur le parvis de la basilique, poussé par la compassion autant que séduit par l’amour de la pauvreté, il choisit l’un des plus misérables, lui proposa ses vêtements en échange de ses guenilles et passa toute la journée en compagnie des pauvres, l’âme emplie d’une joie qu’il ne connaissait pas encore. Il voulait ainsi mépriser ce à quoi le monde attache de la gloire et arriver progressivement à la perfection évangélique. Il ne veillait pas moins à porter dans son corps, en mortifiant sa chair, la croix du Christ que déjà il portait dans son cœur. Et pourtant, ni règle ni couvent ne l’avaient encore retranché du monde

Chapitre 2

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[1] Si 45 1

[2] Ps 20 4

[3] Ps 61 10

[4] Si 31 8

[5] Saint Bonaventure veut ici « reblanchir » la réputation de François le converti, qu’on opposait alors à l’« angélique Dominique ». Par contre, 1 C 2 afin de mettre en relief l’action de la grâce, avait poussé au noir le tableau. Julien de Spire ayant aveuglément suivi cette opinion dans une antienne de son Office de saint François, une autre version fut promptement rédigée, conforme aux témoignages des Trois Compagnons, qui nous donnent la vérité, plus tempérée. Une vision de Frère Léon signifie clairement que la chair qui devait recevoir les stigmates fut préservée de la souillure du péché charnel (4° Considération sur les stigmates).

[6] Jb 31 18

[7] Emprunt à Sulp. Sévère (Vita Martini, II ; PL. 20, 162) par l’intermédiaire peut-être de 1 C 22.

[8] Lc 6 30

[9] Ps 84 9

[10] Ga 3 27

[11] Lc 19 36

[12] Jb 15 8

[13] Is 28 19

[14] Ez 1 3

[15] Ps 76 11

[16] Saint Bonaventure passe sous silence la guerre contre Pérouse et la captivité de François, ne voulant connaître que la maladie qui fit suite à ces épreuves.

[17] Une véritable frénésie guerrière possédait alors les Italiens du Centre contre les occupants allemands, qui s’étaient fait universellement détester. Markwald d’Anweiler, grand sénéchal d’Empire, revendiquait par la force la tutelle du futur Frédéric II, attribuée au pape Innocent III ; celui-ci confia ses troupes à Gauthier de Brienne, dont les premiers succès en Pouille déterminèrent dans beaucoup de cités la levée de nouveaux contingents.

Est-ce simple coïncidence si François voulut suivre à la guerre un seigneur français, originaire de Brienne-le-Château, dans la région même de ces foires de Champagne que fréquentait le drapier Pierre Bernardone ?

[18] Le jeune homme riche avait demandé : Que faut-il que je fasse ? et il était resté dans le pharisaïsme, la Loi lui faisant écran. François, après saint Paul, demande : « Que veux-tu que je fasse ? et entame un dialogue personnel avec le Christ. Ce passage de la légalité à la foi est la première démarche de toute conversion.

[19] Ac 9 6

[20] Gn 32 9

[21] Ct 8 7

[22] Mt 13 44

[23] La parabole du marchand a toujours beaucoup frappé François (Cf. 6 4 ; I1 4, etc.). Il ne faut pas oublier que son éducation première, confiée au curé de Saint-Georges, avait eu pour but principal de le rendre apte au commerce, et que toute sa jeunesse avait eu pour cadre la boutique de son père.

[24] 2 Tm 2 3

[25] Rm 8 26

[26] Ct 5 6

[27] Littéralement : « jusqu’à la moelle des entrailles de son cœur. »

[28] Mt 16 24

[29] Is 53 3

[30] Le pèlerinage à Rome faisait alors partie des activités de tous les gens qui attendaient une grâce du Seigneur. A pied, il fallait une petite semaine seulement pour se rendre d’Assise à Rome par la « Via Francesca » qui passait juste au pied d’Assise.

François a donc découvert Dame Pauvreté au cœur même de la Chrétienté, et il est difficile de ne pas voir à cette coïncidence une intention providentielle.

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