LÉGENDE DE PÉROUSE 75-77

TOLÉRANCE DE CERTAINS ABUS

  1.  A l’époque où le bienheureux François demeurait dans le palais de l’évêque d’Assise, l’un de ses compagnons lui dit un jour ; « Père, pardonne-moi, mais ce que je veux te dire, beaucoup l’ont déjà remarqué. Tu sais comment jadis, par la grâce de Dieu, tout l’Ordre s’épanouissait dans la pureté de la perfection, comment les frères observaient avec zèle et ferveur la sainte pauvreté en toutes choses : maisons, mobilier et vêtements. En cela comme en tout leur comportement extérieur ils étaient unanimes, soucieux de rester intégralement fidèles à notre profession, notre vocation et au bon exemple, unanimes aussi dans l’amour de Dieu et du prochain. Or, depuis quelque temps, cette pureté et cette perfection commencent à s’altérer, et les frères s’en excusent en disant que le nombre est contraire à l’observance ; beaucoup même croient que le peuple est davantage édifié par cette nouvelle manière de vivre, et qu’il est plus convenable de se conduire ainsi. Ils méprisent la voie de la simplicité et de la pauvreté qui, pourtant, fut à l’origine et à la base de notre Ordre. Considérant ces abus, nous croyons que tu ne peux être d’accord, mais nous nous étonnons, s’il en est ainsi, que tu les supportes et ne les corriges pas. »

  1. Le bienheureux François répondit : « Frère, que le Seigneur te pardonne de vouloir ainsi t’opposer à moi et m’entraîner dans des questions qui ne sont plus de mon ressort. Tant que j’ai eu la charge des frères et qu’ils sont demeurés fidèles à leur vocation et à leur profession, mes exemples et mes exhortations leur suffisaient, et pourtant j’étais bien fragile au début de ma conversion. Mais quand j’ai vu que le Seigneur multipliait chaque jour le nombre des frères et que, par tiédeur et manque de générosité, ils commençaient à dévier de la voie droite et sûre qu’ils avaient jusqu’alors suivie, pour prendre, comme tu le dis, une route plus large sans respecter ni leur profession, ni leur vocation, ni le bon exemple ; quand je me suis rendu compte que ni mes conseils ni mon exemple ne pouvaient leur faire abandonner le chemin qu’ils avaient pris ; alors j’ai remis l’Ordre entre les mains de Dieu et dés Ministres. J’ai renoncé à ma charge et je m’en suis démis en m’excusant au Chapitre général de ne pouvoir, à cause de ma maladie, continuer à m’occuper des frères. Et cependant, si les frères avaient marché et marchaient encore selon ma volonté, je préférerais qu’ils n’aient pas d’autre Ministre que moi-même jusqu’au jour de ma mort. En effet, quand les sujets sont bons et fidèles, quand ils connaissent et accomplissent la volonté de leur supérieur, celui-ci n’a guère d’inquiétudes à leur sujet. Bien plus, j’éprouverais tant de joie à voir la qualité des frères, et tant de réconfort à considérer nos progrès, que je les laisserais marcher à leur guise, et que je n’en ressentirais aucun accablement de surcroît, même si j’étais cloué au lit par la maladie.

« Mon office, ma charge de supérieur des frères, est d’ordre spirituel, puisque je dois réprimer les vices et les corriger. Mais si je ne puis, par mes exhortations et mon exemple, les réprimer ni les corriger, je ne veux pas devenir un bourreau qui punit et flagelle, comme fait le bras séculier. J’ai confiance, dans le Seigneur, qu’ils seront punis par les ennemis invisibles (ces valets du Seigneur préposés à la punition, en ce monde et en l’autre, de ceux qui transgressent les commandements de Dieu) ; ils seront punis et corrigés par les hommes de ce siècle, à leur grande honte et confusion, et ils reviendront ainsi à leur profession et à leur vocation.

« Toutefois, jusqu’au jour de ma mort, je ne cesserai d’enseigner à mes frères, par mon exemple et par ma vie, comment marcher sur le chemin que le Seigneur m’a montré et que je leur ai montré à mon tour, afin qu’ils n’aient pas d’excuse devant le Seigneur et que, plus tard, je ne sois pas tenu devant Dieu de rendre compte d’eux ni de moi même. »

  1. Le bienheureux François fit écrire dans son Testament que toutes les maisons des frères devaient être faites d’argile et de bois, en signe de sainte pauvreté et d’humilité, et que les églises construites pour eux devaient être petites[1]. Sur ce point particulier de la construction en bois et torchis, il voulut que l’exemple vînt de Sainte-Marie de la Portioncule, qui fut le premier couvent où le Seigneur commença à multiplier les frères. Il voulait que ce couvent fût à jamais un modèle et un rappel pour les frères présents et futurs.

Cependant certains lui dirent qu’à leur avis il n’était pas bien de construire en bois et torchis, parce qu’en certaines contrées ou provinces le bois était plus cher que la pierre. Le bienheureux François ne voulut pas discuter avec eux, car il était alors très malade, et même aux portes du tombeau puisqu’il mourut peu après. Mais il fit écrire dans son Testament : « Que les frères se gardent bien de recevoir, sous aucun prétexte, ni églises ni humbles demeures ni tout ce que l’on construit pour eux si cela n’est pas conforme à la sainte pauvreté que nous avons promise dans la Règle ; qu’ils y séjournent toujours comme des hôtes de passage, comme des étrangers et des pèlerins. »

Nous qui étions avec lui quand il composa la Règle et presque tous ses écrits, nous témoignons qu’il y fit insérer des prescriptions auxquelles certains frères, les supérieurs surtout, étaient opposés. Elles lui valurent pendant sa vie la contradiction de ses frères ; aujourd’hui qu’il est mort, elles seraient bien utiles à l’ordre tout entier. Mais comme il craignait le scandale, il condescendait, bien malgré lui, aux volontés des frères. Cependant il disait souvent : « Malheur aux frères qui s’opposent à ce que je sais être la volonté de Dieu pour le plus grand bien de l’Ordre, même si je m’incline, malgré moi, devant leur volonté. » Et il répétait souvent à ses compagnons : « Ce qui fait ma douleur et mon affliction, c’est de voir l’opposition que font certains frères aux indications que j’obtiens de la bonté de Dieu, à force de prière et de méditation, pour le bien présent et futur de l’Ordre tout entier, et qui sont, – Dieu m’en a donné l’assurance, – conformes à sa volonté. Mais quelques frères, de leur propre autorité et avec les seules lumières de leur science, les suppriment et me font opposition en disant : « Telles prescriptions sont à garder et à observer, telles autres non. » Toutefois, il craignait tellement le scandale, comme nous l’avons dit, qu’il laissait faire beaucoup de choses, et s’inclinait devant la volonté des frères, bien malgré lui.

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[1] Verset 24. Mais le bois et la boue n’y sont pas mentionnés. Cf. plus haut, § § 13-16.

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