LÉGENDE DE PÉROUSE 111-116

LA RÉGLE ET LA PAUVRETÉ

  1. Le bienheureux François répétait souvent : « Jamais je ne fus un voleur : je veux dire que, pour les aumônes qui sont l’héritage des pauvres, j’en ai toujours accepté moins qu’il ne m’en fallait, afin de ne pas frustrer les autres pauvres. Agir autrement, c’est commettre un vol. »
  1. Comme les Ministres pressaient le bienheureux François d’accorder le droit de posséder, au moins en commun, afin qu’une telle multitude de frères eût une réserve en cas de besoin, le saint fit appel au Christ dans sa prière et le consulta sur ce point. Le Seigneur répondit aussitôt que la communauté, aussi bien que les individus, doit être totalement pauvre, car les frères composent sa famille et, si nombreuse soit-elle, il prendra soin d’elle aussi longtemps qu’elle aura confiance en lui.
  1. Comme le bienheureux François s’était retiré sur une montagne avec frère Léon d’Assise et frère Bonizo de Bologne pour composer une Règle (car on avait perdu la première, écrite sous la dictée du Christ), beaucoup de Ministres se réunirent autour de frère Elie, vicaire du saint, et lui dirent : « Nous avons appris que ce frère François compose une nouvelle Règle. Nous craignons qu’il la fasse si dure que nous ne puissions l’observer. Tu vas aller le trouver et tu lui diras que nous refusons d’être astreints à cette Règle. Qu’il la fasse pour lui, non pour nous ! » Frère Elie leur répondit qu’il n’irait pas, parce qu’il craignait les reproches de François. Et comme ils insistaient, il leur dit qu’en tout cas il n’irait pas sans eux. Ils partirent donc tous ensemble. Quand frère Elie, escorté des Ministres, fut arrivé prés de la retraite du bienheureux, il l’appela. Celui-ci répondit et, apercevant les Ministres, demanda : « Que veulent ces frères ? » Elie répondit : « Ce sont des Ministres qui ont appris que tu faisais une nouvelle Règle et qui, craignant qu’elle ne soit trop dure, disent et protestent qu’ils ne veulent pas y être astreints ; que tu la fasses pour toi, non pour eux ! » .

Alors le bienheureux François tourna son visage vers le ciel et, s’adressant au Christ :

« Seigneur, ne t’avais-je pas bien dit qu’ils n’auraient pas confiance en toi ? » Aussitôt on entendit dans les airs la voix du Christ : « François, il n’y a rien dans la Règle qui vienne de toi : tout ce qui s’y trouve vient de moi. Je veux que cette Règle soit observée à la lettre, à la lettre, à la lettre, sans glose, sans glose, sans glose. » Et la voix ajouta: « Je connais la faiblesse humaine, mais je connais aussi l’aide que je veux lui apporter. Que ceux qui ne veulent pas observer la Règle sortent de l’Ordre ! » Le bienheureux François, se tournant alors vers les frères, leur dit : « Avez-vous entendu ? Avez-vous entendu ? Voulez-vous que je fasse répéter ? » Et les Ministres s’éloignèrent tout confus en se frappant la poitrine.

 

  1. Comme le bienheureux François se trouvait au chapitre général de Sainte-Marie de la Portioncule, appelé Chapitre des Nattes, et auquel assistaient cinq mille frères, plusieurs d’entre eux, hommes sages et savants, allèrent trouver le seigneur cardinal, le futur pape Grégoire, qui était présent au chapitre[1]. Ils lui demandèrent de persuader au bienheureux François de suivre les conseils de frères savants et de se laisser diriger par eux. Et ils invoquaient les règles et les enseignements de saint Benoît, de saint Augustin et de saint Bernard. Le bienheureux François écouta la monition du cardinal sur ce sujet, puis, le prenant par la main, il le conduisit devant l’assemblée du chapitre et parla aux frères en ces termes : « Mes frères, mes frères, Dieu m’a appelé à marcher dans la voie de l’humilité et m’a montré la voie de la simplicité. Je ne veux pas entendre parler de la règle de saint Augustin, de saint Bernard ou de saint Benoît. Le Seigneur m’a dit qu’il voulait faire de moi un nouveau fou[2] dans le monde, et Dieu ne veut pas nous conduire par une autre science que celle-là. Votre science et votre sagesse à vous, Dieu s’en servira pour vous confondre ; il a ses gendarmes pour vous punir, je lui fais confiance. Alors vous reviendrez pour votre honte à votre premier état, bon gré mal gré ! » Le cardinal stupéfait garda le silence, et tous les frères étaient saisis de crainte.

 

  1. Un jour, certains frères dirent au bienheureux François : « Père, ne vois-tu pas que les évêques, parfois, nous refusent la permission de prêcher et nous obligent ainsi à rester plusieurs jours sans rien faire dans un pays avant de pouvoir parler au peuple ? Il serait souhaitable d’obtenir du seigneur pape un privilège pour les frères, en vue du salut des âmes. » Il leur répondit avec véhémence: « Vous, Frères mineurs, vous ne connaissez pas la volonté de Dieu et vous ne me laissez pas convertir le monde entier comme Dieu le veut. Il faut d’abord convertir les prélats par votre humilité et votre respectueuse obéissance. Quand ils verront la sainte vie que vous menez et le respect que vous leur témoignez, ils vous demanderont eux-mêmes de prêcher et de convertir le peuple ; ils vous amèneront vos auditeurs mieux que ne feraient les privilèges que vous réclamez, et qui vous induiraient en orgueil. Si vous êtes dépouillés de toute cupidité pour vous-mêmes, si vous amenez leur peuple à respecter les droits de leurs églises, les évêques vous demanderont d’entendre les confessions de leurs diocésains. D’ailleurs c’est un souci que vous ne devez pas avoir, car si les pécheurs se convertissent, ils trouveront bien des confesseurs. Pour moi, le privilège que je demande au Seigneur, c’est de n’en recevoir jamais des hommes, si ce n’est celui d’être soumis à tous, et de convertir le monde entier, conformément à la sainte Règle, par l’exemple plus que par la parole. »

 

  1. Un jour, Notre-Seigneur Jésus-Christ dit à frère Léon, compagnon du bienheureux François : « Je me lamente au sujet des frères.

– Et pourquoi donc Seigneur ?

– Pour trois raisons. D’abord parce qu’ils ne sont pas reconnaissants des bienfaits que je leur accorde largement chaque jour en leur procurant la nourriture sans qu’ils aient à semer ni moissonner. Ensuite parce que, toute la journée, ils murmurent et demeurent à ne rien faire. Enfin parce que souvent ils se provoquent mutuellement à la colère, ne reviennent pas à la charité et ne pardonnent pas les injures qu’ils ont reçues. »

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[1] Cf. 2 C 63 et surtout 188.

[2] Fou : paççus : encore un italianisme (pazzo) dont l’emploi pourrait garantir l’authenticité du discours. – La suite rappelle 1 Co 1 20 ss.

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