LEGENDA MINOR chapitre 7

VII. SON TRÉPAS

 

 

  1. L’homme de Dieu, crucifié désormais avec le Christ[1], tant dans sa chair que dans son âme, était donc transporté en Dieu avec toute la flamme de son amour séraphique ; il semblait avoir été transpercé aussi par le zèle des âmes et, avec le Sauveur crucifié, il avait soif[2] du salut des hommes. C’est pourquoi il faisait transporter son corps à demi-mort (les clous qui ressortaient des pieds lui interdisaient la marche) par les villes et les bourgs ; tel ce deuxième ange montant de l’Orient[3], il voulait allumer la flamme de l’amour de Dieu[4] dans le cœur des serviteurs du Très-Haut, guider leur pas dans le chemin de la paix[5] et les marquer au front du signe du Dieu[6] vivant. Il aurait bien voulu aussi revenir à ses premiers exercices d’humilité, le service des lépreux par exemple, comme au début de sa conversion, et traiter en esclave, comme auparavant, son pauvre corps délabré par tant de fatigues.

 

  1. Il se proposait, à la suite du Christ, de nouveaux exploits, et l’épuisement de son corps n’ôtait pas à son esprit vaillant et courageux, l’espoir de vaincre l’ennemi en de nouveaux combats. Mais Dieu voulait accroître les mérites de son petit pauvre, et les mérites ne trouvent leur perfection que dans la perfection de la patience[7] : François devint la proie de toutes sortes de maladies si pénibles qu’aucun de ses membres n’échappa aux griffes de violentes douleurs. Il finit par perdre toute sa chair[8], ne gardant que la peau sur les os[9]. Mais quand il était relancé par la douleur, il ne donnait pas à ses souffrances le nom d’ennemies, mais celui de sœurs ; il les supportait avec une patience joyeuse, il en rendait grâces et louanges au Seigneur. Les frères qui l’assistaient croyaient voir un autre Paul se glorifier, se réjouir et s’humilier de ses faiblesses[10] et c’est Job qu’ils évoquaient en admirant sa force d’âme et sa sérénité.

  1. Longtemps à l’avance, il connut l’heure de sa mort, et lorsqu’elle fut proche il annonça aux frères qu’il quitterait bientôt son corps, cette tente[11], où son âme avait campé ; le Seigneur le lui avait révélé. – Deux ans après avoir reçu les stigmates, c’est-à-dire vingt ans après sa conversion, il demanda à être transporté à Sainte-Marie de la Portioncule, afin de payer son tribut à la mort et de recevoir en échange et en récompense l’éternité, au lieu même où, par la mère de Dieu, il avait connu lui aussi l’esprit de grâce et de perfection. Une fois arrivé là, voulant montrer par l’exemple qu’il n’avait rien de commun avec le monde, en cette maladie qui devait être la dernière, il se fit déposer nu sur la terre nue, afin qu’en cette dernière heure, celle où peut-être l’ennemi livrerait le suprême assaut, il puisse lutter nu contre un adversaire nu. Il gisait là, cet athlète nu, couchésur la terre et dans la poussière, la main gauche sur la plaie du côté droit pour la soustraire aux regards, fixant le ciel, comme il aimait à le faire, d’un visage serein, et aspirant de tout son être à la gloire éternelle. Et il se mit à glorifier le Très-Haut pour tant de joie : s’en aller vers lui entièrement libre, débarrassé de tout.

  1. L’heure approchait ; il fit venir tous les frères alors présents à la Portioncule et, avec quelques paroles de consolation pour adoucir leur chagrin, les exhorta de tout son cœur de père à aimer Dieu. Comme héritage il leur laissa et leur légua en propriété la pauvreté et la paix ; il leur recommanda de toujours orienter leurs désirs vers les biens éternels et de se prémunir contre les dangers du monde ; il les encouragea, avec toute la force persuasive de sa parole, à suivre parfaitement les traces de Jésus crucifié. Tous ses fils formaient comme une couronne autour du patriarche des pauvres ; le saint, presque aveugle, non de vieillesse[12] mais à force de larmes, et proche de la mort, étendit les mains, les deux bras entrecroisés (il a toujours aimé ce signe) et il bénit tous ses frères, les absents comme les présents, par la puissance et au nom du Crucifié.

 

  1. Ensuite il demanda la lecture du texte de saint Jean qui commence ainsi : « Avant la fête de la Pâque, Jésus, sachant que l’heure était venue pour lui de passer de ce monde auprès du Père, après avoir aimé les siens qui étaient dans ce monde, il les aima jusqu’à la fin..[13]. Il voulait entendre, dans ce passage de l’Evangile, l’appel du Bien-Aimé frappant à la porte[14], ce Bien-Aimé dont il n’était plus séparé que par la mince cloison de la chair. Enfin, tous les desseins de Dieu s’étant réalisés en lui, le bienheureux s’endormit dans le Seigneur[15], en priant et en chantant un psaume ; son âme très sainte se dégagea de la chair pour être absorbée dans 1’abîme de la clarté de Dieu.

Exactement à la même heure, un de ses frères et compagnons, connu pour sa sainteté, vit l’âme bienheureuse monter tout droit vers le ciel sous la forme d’une étoile splendide portée par une blanche nuée au-dessus d’une immense étendue d’eau ; âme brillante de pureté et rayonnante de mérites accumulés, elle montait avec toute la richesse des grâces reçues et des vertus qui l’avaient conformée à Dieu, pour jouir sans retard de la vision de la lumière et de la gloire éternelles.

  1. Dans la Terre de Labour, frère Augustin, un homme cher à Dieu qui était alors ministre des frères, touchait à sa fin lui aussi et avait même déjà perdu la parole depuis assez longtemps ; à la stupeur de ceux qui l’entouraient, il se mit à crier soudain : « Attends-moi, Père, attends-moi ! J’arrive, je viens avec toi ! » Abasourdis, les frères lui demandent à qui il s’adresse ainsi. Et lui de répondre qu’il voit partir au ciel le bienheureux François ; et en disant ces mots, à l’instant même, lui aussi entra pour son bonheur dans le repos.

Vers la même époque, l’évêque d’Assise se rendait en pèlerinage vers le sanctuaire de Saint-Michel au Mont-Gargan. Le bienheureux François lui apparut, tout joyeux, à l’heure même de son trépas, et lui annonça qu’il quittait ce monde pour s’en aller au ciel dans la joie. Le lendemain au réveil, l’évêque raconta sa vision, revint à Assise, s’informa et acquit la certitude que le bienheureux Père avait quitté le monde au moment où il était venu lui en annoncer la nouvelle.

  1. La sainteté de François, Dieu, dans son immense bonté, voulut encore la manifester par des prodiges après sa mort. On l’invoquait, et en considération de ses mérites la puissance de Dieu rendait la vue aux aveugles, l’ouïe aux sourds, la parole aux muets, le mouvement et la sensibilité aux boiteux et aux paralytiques ; scléroses, contractures et fractures sont guéries ; il libère des prisonniers, ramène des naufragés au port du salut ; à des femmes sur le point de mourir en couches il accorde une délivrance facile ; il chasse le démon du corps des possédés, rend la santé à des hémoptysiques, à des lépreux, à des blessés aux plaies mortelles ; mieux que tout cela encore : il ressuscite des morts.

  1. Dans tous les pays du monde, c’est une profusion incessante de bienfaits de Dieu dus à son entremise. Moi-même, qui ai rédigé ce qu’on vient de lire, j’en ai fait l’expérience, et je l’ai éprouvé pour mon propre compte. Encore tout enfant, j’étais gravement malade ; il a suffi que ma mère fasse un vœu à notre bienheureux Père François, et je fus arraché à la gueule de la mort, et rendu sain, sauf et gaillard à la vie. J’en garde un vif souvenir, et je tiens à le proclamer publiquement afin que mon silence ne me fasse pas ranger au nombre des ingrats. Reçois donc, ô Père saint, malgré leur indigence et leur indignité disproportionnée à tes mérites, toutes nos actions de grâces ; en accueillant nos prières excuse nos fautes, et intercède toi-même pour arracher aux maux présents tes fidèles et tes dévots, et pour les conduire au bonheur éternel.

  1. Il faut ici conclure. Nous avons passé en revue la conversion du bienheureux François, l’efficacité de sa prédication, l’excellence de ses sublimes vertus, son esprit prophétique et son intelligence des Ecritures, la docilité des créatures privées de raison, la réception des stigmates, et son célèbre passage de ce monde au ciel ; que le lecteur considère ces sept témoignages, et constate que par eux il est présenté au monde entier comme le grand héraut du Christ, portant sur sa personne le signe du Dieu vivant[16] ; ce rôle qui lui fut dévolu lui vaut notre vénération, son enseignement notre adhésion confiante, sa sainteté notre admiration. Nous qui sortons d’Egypte[17] marchons donc à sa suite en toute sécurité : brandissant devant nous la croix du Christ, il divisera la mer, nous fera traverser les déserts et franchir le Jourdain de la mort, pour qu’enfin, par son intercession, nous introduise dans la terre des vivants, la Terre Promise, Jésus Notre-Sauveur et notre guide, auquel soient toute louange, tout honneur et toute gloire, avec le Père et l’Esprit-Saint, en Trinité parfaite, dans les siècles des siècles. Amen.

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[1] Ga 2 19.

[2] Jn 19 28.

[3] Ap 7 2.

[4] Lm 2 3.

[5] Le 1 79.

[6] Ap 7 3. –

[7] Jc 1 4.

[8] Jb 19 20.

[9] Lm 4 8.

[10] 2 Co 11 30 ; 12 5, 9

[11] Jb 6 10.

[12] Gn 48 10.

[13] Jn 13 1.

[14] Ct 5 2.

[15] Ac 7 60.

[16] Ap 7 2.

[17] Ex 13 17 et suivants.

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