CHAPITRE 53
COMMENT, EN DISANT LA MESSE, FRÈRE JEAN DE L’ALVERNE TOMBA COMME S’IL ÉTAIT MORT [1].
Au dit frère Jean, dans le susdit couvent de Mogliano, selon que le racontèrent les frères qui y étaient présents, il advint une fois cette chose admirable : la première nuit après l’octave de saint Laurent et dans l’octave de l’Assomption de Notre-Dame [2], comme il avait dit Matines à l’église avec les autres frères, et que survenait en lui l’onction de la grâce divine, il s’en alla dans le jardin contempler la passion du Christ et se disposer avec toute sa dévotion à célébrer la messe, que ce matin-là il lui revenait de chanter. Et comme il demeurait en contemplation des paroles de la consécration du corps du Christ : Hoc est corpus meum, et qu’il considérait l’infinie charité du Christ, par laquelle il voulut non seulement nous racheter de son précieux sang, mais encore nous laisser pour nourriture de nos âmes son corps et son sang très sacrés, l’amour du doux Jésus commença à croître en lui avec tant de ferveur et de suavité que son âme ne pouvait déjà plus supporter tant de douceur, mais il criait fort et comme ivre d’esprit il ne cessait de répéter en lui-même : Hoc est corpus meum ; car, en disant ces paroles, il lui paraissait voir le Christ béni avec la Vierge Marie et une multitude d’anges. Et en ces paroles l’Esprit-Saint l’éclairait de tous les hauts et profonds mystères de ce très haut sacrement.
L’aurore levée, il entra dans l’église en cette ferveur d’esprit et cette anxiété, ces mots aux lèvres, pensant n’être ni vu ni entendu de personne ; mais dans le chœur il y avait un frère en prière, qui voyait et entendait tout. Et comme en cette ferveur il ne pouvait se contenir par l’abondance de la grâce divine, il criait à haute voix ; et il demeura si longtemps en cet état que vint l’heure de dire la messe ; alors il alla se vêtir et alla à l’autel.
Et commençant la messe, plus il avançait, plus croissait en lui l’amour du Christ et cette ferveur de dévotion, avec laquelle il lui était donné un sentiment ineffable de Dieu ; qu’il ne savait ni ne pouvait lui-même traduire ensuite par la parole. Ce pourquoi, craignant que cette ferveur et ce sentiment de Dieu ne crûssent tant qu’il lui fallût interrompre la messe, il fut en grande perplexité, et il ne savait quel parti prendre : ou continuer la messe, ou attendre. Mais comme autrefois semblable chose lui était advenue, et que le Seigneur avait si tempéré cette ferveur qu’il ne lui avait pas fallu interrompre la messe, pensant qu’il pourrait faire de même cette fois, il se mit avec grande crainte à continuer la messe. Et parvenant à la préface de Notre-Dame [3], la divine illumination et la gracieuse suavité de l’amour de Dieu commencèrent à croître tellement en lui, qu’arrivé au Qui pridie [4]…, il pouvait à peine supporter tant de suavité et de douceur. Finalement, arrivant à l’acte de la consécration et disant sur l’hostie les paroles de la consécration, ayant dit la moitié de ces paroles, c’est-à-dire : Hoc est, il ne pouvait en aucune manière continuer, mais il répétait seulement ces mêmes paroles : Hoc est ; et la raison pour laquelle il ne pouvait pas continuer, c’était qu’il sentait et voyait la présence du Christ avec une multitude d’anges, et qu’il ne pouvait supporter sa majesté ; et il voyait que le Christ n’entrait pas dans l’hostie, ou que l’hostie ne se transsubstantiait pas en le corps du Christ, s’il ne proférait pas l’autre moitié des paroles, c’est-à-dire : corpus meum. Aussi, comme il demeurait en cette anxiété et qu’il ne continuait pas, le gardien et les autres frères et aussi beaucoup de séculiers qui étaient dans l’église pour entendre la messe, s’approchèrent de l’autel, et ils demeuraient épouvantés à voir et à considérer les actes de frère Jean, et beaucoup d’entre eux pleuraient de dévotion.
A la fin, après un grand espace de temps, quand il plut à Dieu, frère Jean proféra : corpus meum à haute voix ; et soudain l’apparence du pain s’évanouit, et dans l’hostie apparut Jésus-Christ béni incarné et glorifié, lui prouvant ainsi l’humilité et la charité qui le firent s’incarner dans la Vierge Marie et qui le font venir chaque jour dans les mains du prêtre quand il consacre l’hostie. Aussi, quand il eut élevé l’hostie et le calice consacré, il fut ravi hors de lui-même ; et les sentiments corporels de son âme étant suspendus, son corps tomba en arrière, et s’il n’avait été soutenu par le gardien qui se tenait derrière lui, il serait tombé à terre sur le dos. Alors les frères et les séculiers qui étaient dans l’église, hommes et femmes, accoururent et le portèrent comme mort dans la sacristie, car son corps était refroidi comme le corps d’un mort, et les doigts de ses mains étaient si fortement contractés qu’à peine pouvaient-ils se détendre ou se mouvoir. Et en cette manière il demeura gisant ou évanoui ou ravi jusqu’à Tierce ; et cela se passait en été [5].
Et parce que moi qui fus présent à cela [6], je désirais beaucoup savoir ce que Dieu avait opéré envers lui, aussitôt qu’il fut revenu à lui, j’allai le trouver et je le priai, pour l’amour de Dieu, de tout me raconter. Alors, parce qu’il avait grande confiance en moi, il me raconta tout en détail et entre autres choses il me dit que, lorsqu’il consacrait le corps et le sang de Jésus-Christ, et aussi avant, son cœur était liquide comme une cire très fondue, et que sa chair lui paraissait sans os, en sorte qu’il ne pouvait presque lever ni les bras ni les mains pour faire le signe de la croix sur l’hostie et sur le calice. Il me dit encore qu’avant qu’il ne fût ordonné prêtre, il lui avait été révélé par Dieu qu’il devait s’évanouir à la messe ; mais parce qu’il avait dit beaucoup de messes et que cela ne lui était pas arrivé, il pensait que cette révélation ne venait pas de Dieu. Et néanmoins, peut-être cinquante jours avant l’Assomption de Notre-Dame, pendant laquelle le susdit cas se produisit, il lui avait été encore révélé par Dieu que cela lui arriverait aux environs de la dite fête de l’Assomption ; mais depuis il avait oublié cette révélation.
A la louange du Christ. Amen.
[1] Actus, 52 ; titre : Comment frère Jean vit le Christ glorieux dans l’hostie et comment il fut ravi à l’autel lorsqu’il dit : « Ceci est mon corps ». Ici encore, la version des Fioretti est abrégée.
[2] Nuit du 17 au 18 août, la fête de saint Laurent étant célébrée le 10 août.
[3] On était, comme il est dit plus haut, dans l’octave de la fête de l’Assomption.
[4] Ces mots précédent immédiatement la consécration.
[5] Tierce se récite à 9 heures, pratiquement au milieu de la matinée, et les matines sont plut longues en été.
[6] L’auteur précise ici qu’il était du nombre des frères dont il parle dans la première phrase du chapitre.