FIORETTO 51

CHAPITRE 51

DU SAINT FRÈRE JACQUES DE FALLERONE, ET COMMENT IL APPARUT APRÈS SA MORT A FRÈRE JEAN DE L’ALVERNE [1].

Au temps où frère Jacques de Fallerone, homme de grande sainteté, était gravement malade au couvent de Mogliano de la custodie de Fermo, frère Jean de l’Alverne qui demeurait alors au couvent de Massa [2], apprenant sa maladie, se mit, parce qu’il l’aimait comme son père très cher, en prière pour lui, priant Dieu pieusement, dans une oraison mentale, de rendre à ce frère Jacques la santé du corps, si c’était le mieux pour son âme.

Et comme il était dans ces pieuses prières, il fut ravi en extase, et il vit dans l’air une grande armée d’anges et de Saints se tenir au-dessus de sa cellule, qui était dans le bois, parmi une telle splendeur que tout le pays d’alentour en était illuminé. Et parmi ces anges il vit ce frère Jacques malade, pour qui il priait, se tenir tout resplendissant et vêtu de blanc. Il vit encore parmi eux le bienheureux père saint François, orné des sacrés Stigmates du Christ et étince­lant de gloire. Il y vit aussi et il y reconnut le saint frère Lucide et frère Matthieu l’ancien de Monte Rubbiano [3], et plusieurs autres frères qu’il n’avait jamais vus ni connus en cette vie. Et comme frère Jean regardait ainsi avec une grande joie cette bienheureuse troupe de Saints, il eut la révélation certaine que l’âme de ce frère malade était sauvée et qu’il devait mourir de cette maladie, mais qu’il ne devait pas aller au paradis aussitôt après sa mort, parce qu’il lui fallait se purifier un peu au purgatoire. De cette révélation frère Jean eut une si grande joie, à cause du salut de cette âme, qu’il n’éprouvait aucune peine de la mort du corps, mais avec une grande douceur d’esprit il appelait le malade en disant en lui-même : « Frère Jacques, mon doux père frère Jacques, mon doux frère ; frère Jacques, très fidèle serviteur et ami de Dieu ; frère Jacques, compagnon des anges et associé des bienheureux. » Et ainsi, dans cette cer­titude et dans cette joie, il revint à lui, et il partit aussitôt du couvent et alla visiter ledit frère Jacques à Mogliano.

Il trouva son état si aggravé qu’à peine pouvait-il parler, et il lui annonça alors la mort de son corps, le salut et la gloire de son âme, selon la certitude qu’il en avait eue par la révélation divine ; frère Jacques en eut l’âme et la figure toutes réjouies, et il le reçut avec une grande allégresse et un visage joyeux, le remerciant des bonnes nouvelles qu’il lui apportait et se recommandant dévotement à lui. Alors frère Jean le pria tendrement de revenir le trouver après sa mort et de lui faire connaître son état ; et frère Jacques le lui promit s’il plaisait à Dieu de le permettre. Et cela dit, comme s’approchait l’heure de son trépas, frère Jacques se mit à réciter pieusement ce verset du psaume : « Je m’endormirai et je reposerai en paix dans la vie éternelle » [4] ; et ce verset dit, la figure joyeuse et gaie, il passa de cette vie.

Après qu’il eut été enseveli, frère Jean retourna au cou­vent de Massa, et il y attendait la réalisation de la promesse de frère Jacques de revenir le trouver au jour indiqué. Mais ce jour-là, comme il était en prière, le Christ lui apparut avec une grande suite d’anges et de Saints, parmi lesquels n’était pas frère Jacques ; frère Jean s’en étonna beaucoup et le recommanda pieusement au Christ. Puis le lendemain, comme frère Jean priait dans le bois, frère Jacques lui apparut accompagné d’anges, et tout glorieux et joyeux ; et frère Jean lui dit : « O père saint, pourquoi n’es-tu pas venu à moi le jour que tu m’avais promis ? » Frère Jacques répondit : « Parce que j’avais besoin de quelque purifica­tion ; mais à cette heure même où le Christ t’apparut et où tu me recommandas à lui, le Christ t’exauça et me délivra de toutes peines. Et j’apparus alors à frère Jacques de Massa [5], saint frère lai, qui servait la messe et qui vit l’hos­tie consacrée, quand le prêtre l’éleva, transformée et chan­gée en l’apparence d’un très bel enfant vivant, et je lui dis : « Aujourd’hui je m’en vais avec cet enfant au royaume de la vie éternelle, où personne ne peut aller sans lui. » Ces paroles dites, frère Jacques disparut et s’en alla au ciel avec toute cette bienheureuse compagnie d’anges ; et frère Jean demeura très consolé.

Ce frère Jacques de Fallerone mourut la veille de saint Jacques apôtre, au mois de juillet [6], dans le susdit couvent de Mogliano, où, par ses mérites, la divine bonté opéra après sa mort beaucoup de miracles.

A la louange du Christ. Amen.

Chapitre 52

Retour au sommaire

 

 

 

[1] Actus, 57 ; titre : Comment frère Jean vit le bienheureux François avec beaucoup d’autres frères, et comment frère Jacques lui parla après sa mort.

[2] Mogliano est à trois lieues environ au sud de Macerata, Fallerone un peu plus bas ; sur Massa, voir chap. 48, n. 1. Les érudits ne sont pas d’accord sur la date de la mort de ce frère Jacques de Fallerone, dont il a déjà été question au chapitre 32 : 1290, 1303, 1308 ? Son apparition à frère Jacques de Massa, relatée à la fin du chapitre, ne simplifie pas la question. L’indication que frère Jean de l’Alverne demeurait alors au couvent de Massa est propre aux Fioretti.

[3] Sur ces frères, voir chap. 42, n. 2 et 45, n. 9.

[4] Texte des Actus : « O in pace, o in idipsum, o dormiam, o requies­cam » ; les o ajoutés par l’auteur expriment la respiration pénible du mourant ; Ps 4 9.

[5] Frère Jacques de Massa étant mort vers 1260, cf. chap. 48, n. 1, on ne voit pas comment frère Jacques de Fallerone, mort au plus tôt en 1290, a pu lui apparaître. Y eut-il des homonymes ?

[6] Le 24 juillet. Le texte du manuscrit des Actus publié par Paul Sabatier porte ici : in vigilia sancti Pauli apostoli de mense julii. Est-ce une erreur du copiste ? Mais dans le manuscrit de M. G.-A. Little, on lit : in vigilia sancti Jacobi apostoli cuius festum colitur mense julii.

Les commentaires sont fermés