CHAPITRE 28
D’UN RAVISSEMENT QUI VîNT A FRÈRE BERNARD EN SORTE QU’IL RESTA, DU MATIN JUSQU’A NONE, PRIVÉ DE SES SENS [1].
Quelle grâce accorde souvent Dieu aux pauvres évangéliques qui pour l’amour du Christ abandonnent le monde, on le voit par l’exemple de frère Bernard de Quintavalle, qui, après qu’il eut pris l’habit de saint François, était très souvent ravi en Dieu par la contemplation des choses célestes.
Il advint une fois entre autres, qu’étant à l’église à entendre la messe, l’esprit tout suspendu en Dieu, il devint si absorbé et ravi en contemplation qu’au moment de l’élévation du Corps du Christ il ne s’aperçut de rien, il ne s’agenouilla pas, il ne retira pas son capuchon comme le faisaient les autres assistants, mais sans mouvoir les yeux, le regard fixe, il demeura insensible du matin jusqu’à None [2]. Après None il revint à lui et il allait par le couvent, criant avec admiration : « O frères ! ô frères ! ô frères ! il n’est point d’homme, en ce pays, si grand et si noble que, s’il lui était promis un très beau palais plein d’or, il ne lui fût agréable de porter un sac plein de fumier pour gagner un si noble trésor. »
A ce trésor céleste, promis aux hommes qui aiment Dieu, le susdit frère Bernard fut élevé en esprit à tel point que, pendant quinze ans continus, il allait toujours en levant vers le ciel sa pensée et son visage. Et durant ce temps, jamais à table il n’assouvit sa faim, bien qu’il mangeât un peu de ce qui était posé devant lui ; car il disait que l’homme ne fait pas parfaite abstinence en se privant de ce qu’il ne goûte pas, mais que la véritable abstinence consiste à user avec tempérance des choses agréables au goût. Et de plus, il parvint encore à une telle clarté et lumière d’intelligence que même les grands clercs [3] recouraient à lui pour avoir la solution des problèmes ardus et de passages obscurs de l’Ecriture ; et il les éclairait sur toute difficulté.
Et parce que son esprit était complètement détaché et distrait des choses terrestres, il volait comme les hirondelles en s’élevant très haut par la contemplation aussi restait-il parfois vingt jours, parfois trente jours, sur les cimes des plus hautes montagnes, contemplant les choses célestes. C’est pourquoi frère Gilles disait de lui qu’il n’était pas accordé aux autres hommes, ce don qui était accordé à frère Bernard de Quintavalle, le don de se nourrir en volant comme les hirondelles. Et à cause de cette grâce éminente qu’il recevait de Dieu, saint François conversait volontiers et souvent avec lui, de jour et de nuit [4] ; aussi furent-ils parfois trouvés ensemble, ravis toute la nuit en Dieu, dans le bois où ils s’étaient réunis pour s’entretenir de Dieu.
Lequel est béni dans les siècles des siècles. Amen.
[1] Actus, 30 ; titre : De la grâce de contemplation de frère Bernard. Voir le chapitre premier, où frère Bernard est comparé à l’aigle, symbole de saint Jean l’Evangéliste.
[2] None est l’office de 3 heures de l’après-midi ; pratiquement cette heure se disait entre midi et le coucher du soleil. On traduit le plus souvent : de Matines à None, mais le texte des Actus porte ici : a mane usque ad nonam, tandis qu’au chapitre premier – 2 des Fioretti – il y a : usque ad matutinum ; de même en italien, ici : dalla mattina, là : a matutino.
[3] Savants.
[4] Cf. chap. 3.