FIORETTO 25

CHAPITRE 25 

COMMENT SAINT FRANÇOIS GUÉRIT MIRACULEUSEMENT UN LÉPREUX D’ÂME ET DE CORPS, ET CE QUE LUI DIT L’ÂME EN ALLANT AU CIEL [1].

Le vrai disciple du Christ Messire saint François, pen­dant qu’il vivait dans cette misérable vie, s’appliquait de tous ses efforts à suivre le Christ, maître parfait ; d’où il advenait souvent, par opération divine, que Dieu guérissait à la même heure l’âme de celui dont il guérissait le corps ainsi qu’on le lit du Christ [2].

Et parce que non seulement il servait volontiers les lépreux, mais qu’il avait en outre ordonné aux frères de son Ordre, cheminant ou demeurant par le monde, de servir les lépreux pour l’amour du Christ [3], qui voulut pour nous pas­ser pour un lépreux [4], il advint une fois que, dans un cou­vent près de celui où demeurait alors saint François, les frè­res servaient les lépreux et les malades d’un hôpital ; or, il y avait là un lépreux si impatient, si insupportable et si arro­gant que chacun était persuadé, ce qui était d’ailleurs la vérité, qu’il était possédé du démon, car il outrageait si honteu­sement de paroles et de coups quiconque le servait, et, ce qui est pire, il blasphémait si ignominieusement le Christ béni et sa très sainte Mère la Vierge Marie qu’on ne trouvait en aucune façon quelqu’un qui pût ou voulût le servir. Et bien que les frères s’efforçassent de supporter patiemment, pour accroître le mérite de la patience, les injures et les vilenies personnelles, néanmoins ils décidèrent d’abandonner complètement ledit lépreux, parce que leur conscience ne pouvait pas supporter les injures adressées au Christ et à sa Mère ; mais ils ne voulurent pas le faire avant d’en avoir avisé, avec toutes précisions, saint François, qui demeurait alors dans un couvent voisin.

Dès qu’ils l’eurent prévenu, saint François se rend auprès de ce lépreux pervers, et s’approchant de lui, il le salue en disant : « Dieu te donne la paix [5], mon frère bien-aimé. » Le lépreux répond en grondant : « Et quelle paix puis-je avoir de Dieu, qui m’a enlevé la paix et tout bien, et qui m’a rendu tout pourri et fétide ? » Et saint François dit : « Mon fils, prends patience, car les infirmités du corps nous sont données par Dieu en ce monde pour le salut de notre âme, car elles sont d’un grand mérite quand elles sont supportées patiemment. » Le malade répond : « Et com­ment puis-je supporter patiemment les souffrances continuelles qui m’affligent jour et nuit ? Et non seulement je suis affligé de mon mal, mais pire me font encore souf­frir les frères que tu m’as donnés pour me servir et qui ne me servent pas comme ils le doivent. » Alors saint François, connaissant par révélation que ce lépreux était possédé de l’esprit malin, s’en alla, se mit en oraison et pria dévote­ment Dieu pour lui.

La prière finie, il retourne à lui et lui parle ainsi : « Mon fils, je veux te servir moi-même, puisque tu n’es pas content des autres. » – « Je veux bien », dit le malade, « mais que pourras-tu me faire de plus que les autres ? » Saint François répond : « Ce que tu voudras, je le ferai. » Le lépreux dit : « Je veux que tu me laves tout entier, car je pue si fortement que je ne peux pas me souffrir moi-même. » Alors saint François fit immédiatement chauffer de l’eau avec beaucoup d’herbes odoriférantes, puis il le désha­bille et commence à le laver de ses mains pendant qu’un autre frère versait l’eau. Et, par un divin miracle, là où saint François touchait de ses saintes mains la lèpre s’en allait et la chair redevenait parfaitement saine. Et comme la chair commençait à guérir, l’âme commençait de même à guérir ; aussi le lépreux, voyant qu’il commençait à guérir, commença à avoir grande componction et repentir de ses péchés et à pleurer très amèrement, en sorte que tandis que le corps se purifiait entièrement de la lèpre par les ablu­tions, l’âme se purifiait intérieurement du péché par la contrition et des larmes.

Et complètement guéri de corps et d’âme, il fit humble­ment sa coulpe et à haute voix dit en pleurant : « Malheur à moi, qui suis digne de l’enfer pour les vilenies et injures que j’ai faites et dites aux frères, et pour mon impatience et mes blasphèmes contre Dieu. » Et ainsi pendant quinze jours il persévéra à pleurer amèrement ses péchés et à demander miséricorde à Dieu, se confessant parfaitement au prêtre. Et saint François voyant un miracle si manifeste, que Dieu avait opéré par ses mains, rendit grâce à Dieu et quittant ce lieu se rendit dans un pays très éloigné ; car il voulait par humilité fuir toute gloire du monde, et dans toutes ses oeuvres il cherchait seulement l’honneur et la gloire de Dieu et non pas la sienne.

Puis, comme il plut à Dieu, ledit lépreux guéri de corps et d’âme, après les quinze jours de sa pénitence, fut atteint d’une autre maladie ; et armé des sacrements de l’Eglise il mourut saintement. Et son âme, en montant au paradis, apparut dans les airs à saint François qui se trouvait en prière dans un bois et lui dit : « Me reconnais-tu ? » – « Qui es-tu ? » dit saint François. Il répondit : « Je suis le lépreux que le Christ a guéri par tes mérites, et je vais aujourd’hui à la vie éternelle ; de quoi je rends grâce à Dieu et à toi. Bénis soient ton âme et ton corps, bénies tes paroles et tes oeuvres, car par toi beaucoup d’âmes se sau­veront dans le monde [6]. Et sache qu’il n’est pas de jour au monde où les saints anges et les autres Saints ne rendent grâce à Dieu des saints fruits que toi et ton Ordre vous fai­tes dans les diverses parties du monde. Prends donc courage, rends grâce à Dieu et demeure avec sa bénédiction. » Ces paroles dites, il s’en alla au ciel, et saint François resta très consolé.

A la louange du Christ. Amen.

Chapitre 26

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[1] Actus, 28 ; titre : Comment saint François, pendant qu’il vivait encore, guérit un lépreux de la lèpre de l’âme et du corps. Le Testament de saint François débute par ces mots : « Le Seigneur m’a donné à moi, frère François, de commencer ainsi à faire pénitence : lorsque j’étais dans le péché, il me semblait très amer de voir les lépreux ; et le Seigneur lui-même me conduisit au milieu d’eux et j’exerçais la miséricorde envers eux. En les quittant, ce qui m’avait semblé amer fut changé pour moi en douceur de l’âme et du corps. Et peu de temps après, je quittai le siècle. » Le baiser donné au lépreux est comme le prologue de la conversion de saint François ; c’est par là qu’il commença à obtenir « une parfaite victoire sur soi-même », Celano (1 C 17). « Au début de l’Ordre, lorsque les frères commencèrent à se multiplier, il voulut qu’ils demeurassent dans les hôpitaux des lépreux pour les soigner ». (LP 102) ; il appelait les lépreux « nos frères chrétiens », et un jour il s’imposa de manger dans la même écuelle que l’un d’eux, pour se punir d’avoir reproché à un frère d’avoir amené des lépreux dans l’église de Sainte-Marie des Anges, ibid. 22, cf. Speculum perfectionis, 44, 58. Les léproseries étaient aussi les lieux de refuge ordinaires des premiers frères dans leurs pérégrinations apostoliques ; cf. LP 23 ; Sp 59 ; 1 C 39 ; 2 C 9 ; et surtout 1 C 109, où il est dit qu’à la fin de sa vie, saint François voulait recommencer à soi­gner les lépreux ; il est possible que l’épisode rapporté dans ce chapitre se situe vers 1225 après la stigmatisation.

[2] Cf. Mt 9 1-8.

[3] Règle de 1210-1221 (1 Reg 9). Il n’est plus question du soin des lépreux dans la Règle de 1223.

[4] Cf. Is 53 3-4.

[5] Lorsque saint François, n’ayant encore aucun disciple, commençait à Assise sa prédication, les premières paroles qu’il prononçait étaient : « Que le Seigneur vous donne la paix ! » (1 C 23) ; cette salutation, dit-il lui-même dans son Testament, lui avait été révélée par le Seigneur ; et sur son plus ancien portrait, celui du Sacro Speco de Subiaco, saint François tient à la main un rouleau où on lit : PAX HVIC DOMVI, paix à cette maison.

[6] Cf. la bénédiction donnée par saint François mourant à la ville d’Assise, près de l’hôpital des lépreux – voir chap. 8, n. 3 – : « Bénie sois-tu de Dieu, cité sainte, car par toi beaucoup d’âmes se sauveront… » IVe Considération sur les Stigmates.

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