FIORETTO 24

CHAPITRE 24

COMMENT SAINT FRANÇOIS CONVERTIT A LA FOI LE SULTAN DE BABYLONE ET LA COURTISANE QUI L’INCITAIT LUI-MÊME A PÉCHER [1].

 Saint François, poussé par le zèle de la foi du Christ et le désir du martyre, passa une fois outre-mer avec douze de ses très saints compagnons [2], pour se rendre tout droit près du Sultan de Babylone [3]. Et ils arrivèrent dans un pays des Sarrasins, où les passages étaient gardés par des hommes si cruels qu’aucun des chrétiens qui y passaient ne pouvait échapper à la mort ; comme il plut à Dieu, ils ne furent pas tués, mais pris, battus et chargés de liens, puis menés devant le Sultan. Et en sa présence, saint François, instruit par l’Esprit-Saint, prêcha si divinement la foi du Christ que pour la prouver il voulait même entrer dans le feu [4]. Aussi le Sultan commença-t-il à avoir une grande dévotion pour lui, tant pour la constance de sa foi que pour le mépris du monde qu’il voyait en lui, – car bien que très pauvre il ne voulait accepter aucun présent, – et pour la ferveur encore qu’il lui voyait pour le martyre. Dès lors le Sultan l’écouta volontiers, le pria de revenir souvent le voir, et lui accorda libéralement à lui et à ses compagnons de pouvoir prêcher partout où il leur plairait. Et il leur donna un signe grâce auquel personne ne pouvait les offenser.

Ayant donc reçu cette généreuse permission, saint Fran­çois envoya deux à deux les compagnons qu’il avait choisis, dans les diverses régions des Sarrasins pour y prêcher la foi du Christ ; et avec l’un d’eux il choisit un pays, et quand il y arriva il entra dans une auberge pour se reposer. Or il y avait là une femme très belle de corps mais d’une âme sor­dide, et cette femme maudite incita saint François à pécher. Saint François lui dit : « J’accepte, allons au lit » ; et elle le mena dans sa chambre. Saint François dit : « Viens avec moi, je te mènerai à un lit beaucoup plus beau. » Et il la mena à un très grand feu qui se faisait dans cette maison ; et en ferveur d’esprit il se dépouilla tout nu et se jeta à côté de ce feu sur le foyer embrasé ; et il invita cette femme à se dépouiller et à aller s’étendre avec lui sur ce beau lit de plu­mes. Et comme il demeura longtemps ainsi, le visage joyeux, ne brûlant pas, ne noircissant nullement, cette femme, épouvantée par ce miracle et touchée de componc­tion dans son cœur, non seulement se repentit de son péché et de son intention perverse, mais se convertit même parfai­tement à la foi du Christ, et devint d’une telle sainteté que par elle beaucoup d’âmes se sauvèrent dans ce pays [5].

A la fin, saint François, voyant qu’il ne pourrait réaliser plus de fruits dans ces contrées [6], se décida, par révélation divine, à retourner parmi les fidèles avec tous ses compa­gnons ; et les ayant réunis tous ensemble, il retourna près du Sultan et prit congé de lui. Alors le Sultan lui dit : « Frère François, je me convertirai très volontiers à la foi du Christ, mais je crains de le faire maintenant ; car si les gens d’ici l’apprenaient, ils me tueraient avec toi et tous tes compagnons ; et comme tu peux faire encore beaucoup de bien et que j’ai à achever certaines affaires de très grande importance, je ne veux pas causer maintenant ta mort et la mienne. Mais apprends-moi comment je pourrai me sauver, et je suis prêt à faire ce que tu m’imposeras. » Saint Fran­çois dit alors : « Seigneur, je vais maintenant vous quitter, mais après que je serai retourné dans mon pays et, par la grâce de Dieu, monté au ciel après ma mort, je t’enverrai [7], selon qu’il plaira à Dieu, deux de mes frères, de qui tu recevras le baptême du Christ ; et tu seras sauvé, comme me l’a révélé mon Seigneur Jésus-Christ. Et toi, en atten­dant, dégage-toi de tout empêchement, afin que quand vien­dra à toi la grâce de Dieu, elle te trouve disposé à la foi et à la dévotion. » Le Sultan promit de le faire, et il le fit.

Après cela, saint François s’en retourna avec le vénéra­ble collège de ses saints compagnons ; et quelques années plus tard saint François, par la mort corporelle, rendit son âme à Dieu. Et le Sultan, étant tombé malade, attendit la réalisation de la promesse de saint François et fit mettre des gardes à certains passages, ordonnant que si deux frères, portant l’habit de saint François, venaient à s’y montrer, on les lui amenât immédiatement. En ce même temps, saint François apparut à deux frères et leur commanda de se ren­dre sans retard près du Sultan et de lui procurer son salut, comme lui-même le lui avait promis. Ces frères se mirent immédiatement en route, et après avoir passé la mer ils furent par ces gardes menés près du Sultan. Et en les voyant le Sultan eut une très grande joie et dit : « Mainte­nant je sais vraiment que Dieu m’a envoyé ses serviteurs pour mon salut, selon la promesse que, par révélation divine, m’a faite saint François. » Il reçut donc desdits frè­res l’enseignement de la foi du Christ et le saint baptême, et ainsi régénéré dans le Christ il mourut de cette maladie ; et son âme fut sauvée par les mérites et l’opération de saint François [8] .

A la louange du Christ. Amen.

Chapitre 25

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[1] Actus, 27 ; titre : Comment saint François convertit à la foi le Sultan de Babylone. Sur la croisade de saint François en Egypte, pour y convertir les Musulmans, nombreux sont les témoignages, dont le plus important est celui de Jacques de Vitry, dans son Historia orientalis, II. 32, et dans une lettre écrite de Damiette, au mois de mars 1220 ; Jacques de Vitry est un témoin oculaire : « Nous avons vu le premier fondateur de cet Ordre…, homme simple et illettré, aimé de Dieu et des hommes, nommé frère François… » Cf. 1 C 57 ; 2 C 30 ; LM 9 8-9 ; Jourdain de Giano, Chronique, 10. Saint François s’embarqua à Ancône le 24 juin 1219 et parvint à Saint-Jean-d’Acre, d’où il se rendit à l’armée des Croisés qui assiégeait Damiette ; il prédit la défaite qu’ils subirent le 29 août. Il fut bien reçu par le Sultan d’Egypte Malek el Khamil devant qui il prêcha plusieurs fois et qui, d’après Jacques de Vitry, lui aurait dit, en le faisant reconduire au camp des chrétiens : « Prie pour moi afin que Dieu daigne me révéler quelle est la loi et la foi qui lui plaît le plus. » Saint François rentra en Italie, après avoir très probablement passé par les Lieux Saints, à une date qui n’est pas connue avec certitude, mais qui doit être fixée, selon les calculs les plus solidement basés, avant le 29 septembre 1220.

[2] Saint François était accompagné par frère Pierre de Catane et sans doute par d’autres frères lorsqu’il s’embarqua à Ancône ; des frères de Syrie le suivirent probablement aussi en Egypte ; mais il semble bien qu’il n’avait qu’un compagnon lorsqu’il se présenta devant le Sultan : frère Illuminé, d’après saint Bonaventure, 1. c.

[3] Nom emprunté à la Bible (Jr 50 8, 51 6), et désignant ici la capitale des infidèles. Thomas de Celano (1 C 2), emploie le même ton pour désigner Assise, considérée comme un lieu de perdition, par une réminiscence des Confessions de saint Augustin 2, 3, 8.

[4] L’épreuve du feu fut, d’après saint Bonaventure, 1. c., proposée par saint François au Sultan sous deux formes : il entrerait dans un brasier avec les prêtres de Mahomet, et le feu déciderait ; puis, sur le refus du Sultan, il y entrerait seul : sa mort ne serait imputable qu’à ses péchés, mais s’il était protégé, le Sultan reconnaîtrait le vrai Dieu. Le premier défi a été popularisé par Giotto – ou l’un de ses élèves – dans une des fresques de la basilique supérieure d’Assise, où frère Illuminé regarde fuir les Mahométans devant le brasier, avec une amusante expression de mépris et de pitié : Avoir peur pour si peu ! semble-t-il penser.

[5] Cette anecdote, plus pittoresque que croyable, est rapportée à de nom­breuses reprises par Barthélemy de Pise dans son traité des Conformités – voir plus haut chap. 1, n. 3 – où il la rapproche d’une anecdote analo­gue, dont le théâtre aurait été la cour de Frédéric II et où des courtisans auraient délibérément voulu mettre la vertu de saint François à l’épreuve ; cf. AFH 1919, p. 348-349 et 396-397.

[6] Tous les anciens auteurs sont d’accord sur ce point : « Voyant qu’il ne réussissait pas à convertir ce peuple… », écrit saint Bonaventure, chez qui Dante a puisé son inspiration :

E poi che, par la sete del martiro,

Nelia presenza del Soldan superba

Predico Cristo e gli altri che il seguiro,

E per trovare a conversione acerba

Troppo la gente, per non stare indarno,

Reddissi al frutto dell’italica erba…

Et après que, par la soif du martyre, en la présence du Sultan orgueil­leux, il prêcha le Christ et ceux qui le suivirent, et que trouvant ce peu­ple trop dur à convertir, pour ne pas prolonger un séjour inutile, il revint cueillir les fruits de l’Italie… Paradis, XI, 100-105.

[7] Le passage du vous au tu est sans doute dû à une distraction du traduc­teur italien, à moins que le vous ne se rapporte au Sultan et à son peuple, ce qui paraît moins probable ; cf. chap. 43 n. 2.

[8] Malek el Khamil mourut en 1238. On ne connaît pas l’origine de cette légende de sa conversion.

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