CHAPITRE 16
COMMENT SAINT FRANÇOIS REcUT DE SAINTE CLAIRE ET DU SAINT FRÈRE SYLVESTRE LE CONSEIL DE PRÊCHER POUR CONVERTIR BEAUCOUP DE MONDE ; COMMENT IL INSTITUA LE TIERS-ORDRE, PRÊCHA AUX OISEAUX ET FIT TENIR TRANQUILLES LES HIRONDELLES [1].
L’humble serviteur du Christ saint François, peu de temps après sa conversion, alors qu’il avait déjà rassemblé et reçu dans l’Ordre beaucoup de compagnons, entra en grande réflexion et grande perplexité sur ce qu’il devait faire : ou de s’adonner seulement à la prière, ou de se livrer quelquefois à la prédication ; et il désirait beaucoup connaître sur ce point la volonté de Dieu. Et parce que l’humilité qui était en lui ne lui permettait de se fier ni à lui-même ni à ses prières, il eut la pensée de rechercher la volonté divine au moyen des prières des autres.
Il appela donc frère Massée et lui parla ainsi : « Va trouver sœur Claire et dis-lui de ma part qu’il lui plaise de me faire savoir quel est le meilleur, ou de m’adonner à la prédication ou seulement à l’oraison. Puis va trouver frère Sylvestre [2] et dis-lui la même chose. » Ce dernier avait été, dans le siècle, ce Messire Sylvestre qui avait vu sortir de la bouche de saint François une croix d’or qui était haute jusqu’au ciel et large jusqu’aux extrémités du monde ; et ce frère Sylvestre était d’une telle piété et d’une telle sainteté qu’il obtenait ce qu’il demandait à Dieu et qu’il était exaucé, et souvent il s’entretenait avec Dieu ; c’est pourquoi saint François avait en lui une grande confiance [3].
Frère Massée s’en alla et, suivant l’ordre de saint François, il porta le message d’abord à sainte Claire, puis à frère Sylvestre [4]. Celui-ci, aussitôt qu’il l’eut reçu, se jeta immédiatement en prière, et pendant qu’il priait, il eut la réponse divine ; il revint alors à frère Massée et lui parla ainsi : « Voici ce que Dieu dit que tu rapportes à frère François : Dieu ne l’a pas appelé en cet état seulement pour lui-même, mais pour qu’il fasse une grande moisson d’âmes et que beaucoup d’hommes soient sauvés par lui. » Ayant reçu cette réponse, frère Massée retourna vers sainte Claire pour savoir ce qu’elle avait obtenu de Dieu. Et elle répondit qu’elle et ses compagnes [5] avaient eu de Dieu cette même réponse qu’avait reçue frère Sylvestre.
Avec cela, frère Massée revint auprès de saint François, et saint François le reçut avec une très grande charité, lui lava les pieds et lui prépara un repas. Après qu’il eut mangé, saint François appela frère Massée dans le bois, et là, s’agenouilla devant lui, tira son capuchon, mit les bras en croix [6] et lui demanda : « Qu’est-ce que mon Seigneur Jésus-Christ ordonne que je fasse ? » Frère Massée répondit que, tant à frère Sylvestre qu’à sœur Claire et à sa sœur, le Christ avait répondu et révélé ceci : « Sa volonté est que tu ailles prêcher par le monde, car il ne t’a pas élu pour toi seul, mais aussi pour le salut des autres. » Alors saint François, ayant entendu cette réponse et connu par elle la volonté du Christ, se leva dans une très grande ferveur et dit : « Allons au nom de Dieu. » Et il prit pour compagnons frère Massée et frère Ange [7], deux hommes saints.
Et marchant sous l’impulsion impétueuse de l’esprit, sans se soucier ni de route, ni de sentier, ils arrivèrent à un village qui s’appelait Cannara [8]. Et saint François se mit à prêcher, et ordonna d’abord aux hirondelles qui chantaient de garder le silence jusqu’à ce qu’il eut prêché. Et les hirondelles lui obéirent [9]. Et là il prêcha avec tant de ferveur que tous les hommes et les femmes de ce village voulaient par dévotion le suivre et abandonner leur village mais saint François ne le permit pas et leur dit : « Ne vous pressez point, ne partez pas, je règlerai ce que vous devez faire pour le salut de vos âmes. » Et il eut alors l’idée d’instituer le Tiers-Ordre pour le salut universel de tous [10]. Et les laissant ainsi très consolés et bien disposés à la pénitence, il quitta ce lieu et parvint entre Cannara et Bevagna [11].
Et comme il continuait son chemin dans la même ferveur, il leva les yeux et vit quelques arbres près de la route, sur lesquels il y avait une multitude presque infinie d’oiseaux ; saint François en fut émerveillé et dit à ses compagnons : « Vous m’attendrez ici sur la route, et j’irai prêcher à mes frères les oiseaux [12], » Et il entra dans le champ et il commença à prêcher aux oiseaux qui étaient à terre ; et aussitôt, ceux qui étaient sur les arbres vinrent auprès de lui [13], et tous ensemble restèrent immobiles jusqu’à ce que saint François eût fini de prêcher ; et ensuite ils ne partirent même que lorsqu’il leur eut donné sa bénédiction. Et selon ce que raconta plus tard frère Massée à frère Jacques de Massa [14], bien que saint François marchât parmi eux et les touchât de sa tunique, aucun cependant ne bougeait.
La substance du sermon de saint François fut celle-ci [15] : « Mes frères les oiseaux, vous êtes très redevables à Dieu votre créateur, et toujours et en tous lieux vous devez le louer parce qu’il vous a donné la liberté de voler partout, et qu’il vous a donné aussi un double et triple vêtement ; ensuite parce qu’il a conservé votre semence dans l’arche de Noé, pour que votre espèce ne vînt pas à disparaître du monde [16] ; et encore vous lui êtes redevables pour l’élément de l’air qu’il vous a destiné. Outre cela, vous ne semez ni ne moissonnez, et Dieu vous nourrit, et il vous donne les fleuves et les fontaines pour y boire, il vous donne les montagnes et les vallées pour vous y réfugier, et les grands arbres pour y faire vos nids. Et parce que vous ne savez ni filer ni coudre, Dieu vous fournit le vêtement à vous et à vos petits [17]. Il vous aime donc beaucoup, votre Créateur, puisqu’il vous accorde tant de bienfaits. Aussi gardez-vous, mes frères, du péché d’ingratitude, mais appliquez-vous toujours à louer Dieu. »
Pendant que saint François leur disait ces paroles, tous ces oiseaux commencèrent à ouvrir leurs becs, à tendre leurs cous, à déployer leurs ailes et à incliner respectueusement leurs têtes jusqu’à terre, et à montrer par leurs mouvements et leurs chants que les paroles du père saint leur causaient un très grand plaisir. Et saint François se réjouissait et se délectait avec eux, et il s’émerveillait beaucoup de voir une telle multitude d’oiseaux et leur très belle variété et leur attention et leur familiarité ; ce pourquoi il louait dévotement en eux le Créateur.
Finalement, la prédication terminée, saint François fit sur eux le signe de la croix et leur donna licence de s’en aller ; et alors tous ces oiseaux s’élevèrent en bande dans l’air avec des chants merveilleux, puis ils se divisèrent en quatre groupes, suivant la croix que saint François avait tracée sur eux : un groupe s’envola vers l’orient, un autre vers l’occident, le troisième vers le midi et le quatrième vers l’aquilon, et chaque bande s’en allait en chantant merveilleusement ; ils signifiaient par là que, de même que saint François, gonfalonier de la croix du Christ, leur avait prêché et avait fait sur eux le signe de la croix, suivant lequel ils s’étaient divisés en chantant vers les quatre parties du monde, de même la prédication de la croix du Christ, renouvelée par saint François, devait être portée par lui et par ses frères à travers le monde entier ; et ces frères ne possédant, comme les oiseaux, rien de propre dans ce monde, s’en remettent du soin de leur vie à la seule providence de Dieu.
A la louange du Christ. Amen.
[1] Actus, 16 ; titre : Comment Dieu révéla à sainte Claire et à frère Sylvestre que saint François devait aller prêcher. Les « franciscanisants » sont en complet désaccord sur la date des faits racontés dans ce chapitre, dont il n’est d’ailleurs pas certain qu’ils se soient immédiatement suivis, dans l’ordre où les présente l’auteur des Actus. La consultation demandée à sainte Claire et à frère Sylvestre est placée en 1212, en 1213 ou même en 1214 ; d’après le récit de saint Bonaventure (L M 12 1-2), saint François aurait envoyé deux frères – dont le second, d’après Wadding, An. Min., 1212, XXVII, serait frère Philippe – à sainte Claire et frère Sylvestre ; mais, dans la Légende majeure, nous voyons saint François exposer d’abord, à ceux de ses compagnons qui lui étaient les plus familiers, les doutes qui l’assaillaient sur sa véritable vocation, et leur demander leur avis ; il leur tient un long discours où il laisse clairement entendre que toutes ses préférences étaient pour la vie contemplative, la vie érémitique, mais qu’une seule chose l’empêchait de l’adopter – sed unum est in contrarium – c’était l’exemple de Jésus.
[2] Le texte des Actus ajoute : « qui demeure sur le mont Subasio », c’est-à-dire aux Carceri, où l’on voit encore sa grotte, ainsi que celles de frère Bernard de Quintavalle et de frère Rufin ; cf. P.N. Cavanna, 1. c., P. 88 et suiv.
[3] Cf. chap. 2.
[4] On suit très bien frère Massée dans son voyage : saint François est à Sainte-Marie des Anges, sainte Claire à Saint-Damien, frère Sylvestre aux Carceri. Frère Massée passe d’abord à Saint-Damien, qui est sur la route des Carceri ; il remet son message et part aussitôt ; mais aux Carceri il reste attendre la réponse de frère Sylvestre, et il va prendre celle de sainte Claire, en redescendant vers la Portioncule.
[5] L’auteur des Fioretti emploie ici le pluriel, alors qu’un peu plus haut et un peu plus bas, il n’est question que d’une seule religieuse. Dans les Actus, il y a partout le singulier. Ne s’agirait-il pas d’une faute de copiste ?
[6] Facendo croce delle braccia, il semble d’abord que saint François étende les bras pour former une croix, mais ce n’est pas le geste indiqué par les Actus : cancellatis manibus, il croisa les mains, les bras sur sa poitrine ; l’expression est identique à celle employée plus haut : braciis cancellatis, voir chap. 6, n. 5.
[7] Ange Tancrède, de Rieti, est un des onze premiers compagnons de saint François ; c’est ici la seule allusion que fassent les Fioretti à ce noble chevalier, qui fut un des familiers du Saint et qui l’accompagnait sur l’Alverne en septembre 1224. Nous le retrouvons, avec frère Léon, au chevet de sainte Claire mourante. Il a passé longtemps pour être un des auteurs de la Légende dite des Trois Compagnons.
[8] Cannara est à douze kilomètres environ d’Assise, sur la route de Montefalco. Le nom, donné par les Actus, est altéré dans tous les manuscrits des Fioretti.
[9] Thomas de Celano (1 C 59), et saint Bonaventure (LM 12 4) placent le miracle des hirondelles babillardes à Alviano, entre Narni et Orvieto ; cf. P.N. Cavanna, 1. c., p. 236 et suiv.
[10] Cogitavit facere tertium Ordinem qui dicitur Continentium, lit-on dans les Actus. Il est fort possible que saint François eut à ce moment l’idée de fonder le Tiers-Ordre, mais il est probable qu’il ne la réalisa que beaucoup plus tard, après son retour de Syrie, vers 1221. Le Tiers-Ordre s’appela d’abord Ordre des Pénitents, Ordo de Pœnitentia. Bernard de Besse paraît avoir été un des premiers, sinon le premier, à employer l’expression de tertius Ordo, De laudibus beati Francisci, fin du chap. 7.
[11] Bevagna se trouve, comme Cannara, sur la roule d’Assise à Montefalco, plus au sud. Le lieu de la prédication aux oiseaux est fixé par la tradition entre ces deux petites villes, à Pian d’Arca ; cf. P.N. Cavanna, 1. c., p 27 et suiv.
[12] Alle mie sirocchie uccelli, à mes sœurs les oiseaux ; bien que le mot uccello soit du masculin, l’auteur des Fiorerti a traduit littéralement le sorores des Actus, qui s’explique fort bien, avis étant du féminin. Thomas de Celano (1 C 58), et saint Bonaventure (LM 12 3), qui copie presque textuellement Celano, disent : Fratres mei volucres.
[13] Parmi les nombreux peintres qui ont représenté cette scène charmante, les uns, comme par exemple Giotto – ou l’un de ses élèves – à la basilique supérieure d’Assise, ont figuré saint François penché vers les oiseaux à terre ; les autres, comme un Siennois anonyme, dont le tableau est au Musée de Sienne, lui ont fait lever la tête vers les arbres. Les Actus et les Fioretti donnent raison aux premiers.
[14] Sur frère Jacques de Massa, voir chap. 48.
[15] Le texte des Actus est beaucoup plus formel : saint François dit à ces oiseaux : « Mes frères les oiseaux…», etc.
[16] Gn 7 3.
[17] Cf. Mt 6 26-28 ; Lc 12 24-27.