FIORETTO 13

Chapitre 13

COMMENT SAINT FRANÇOIS ET FRÈRE MASSÉE POSÈRENT SUR UNE PIERRE, PRÈS D’UNE FONTAINE, LE PAIN QU’ILS AVAIENT MENDIÉ, ET SAINT FRANÇOIS LOUA FORT LA PAUVRETÉ ; COMMENT IL PRIA ENSUITE DIEU, SAINT PIERRE ET SAINT PAUL DE LUI FAIRE AIMER LA SAINTE PAUVRETÉ, ET LUI APPARURENT SAINT PIERRE ET SAINT PAUL [1].

 L’admirable serviteur et imitateur du Christ Messire saint François, pour se conformer parfaitement en toute chose au Christ, qui, selon ce que dit l’Evangile [2], envoya ses disciples deux à deux dans toutes les villes et tous les lieux où il devait aller, après qu’il eut, à l’exemple du Christ, réuni douze compagnons, les envoya de même par le monde prêcher deux à deux [3]. Et pour leur donner l’exemple de la vraie obéissance, il commença d’abord par aller lui-même, à l’exemple du Christ qui commença par agir avant d’enseigner. Ayant donc assigné à ses compagnons les autres parties du monde, il prit frère Massée pour compagnon et s’achemina vers la province de France.

Un jour qu’ils étaient parvenus très affamés dans un vil­lage, ils allèrent, selon la Règle [4], mendier du pain pour l’amour de Dieu ; et saint François alla dans un quartier et frère Massée dans un autre. Mais parce que saint François était homme d’aspect trop misérable et petit de taille et que par ce motif il passait pour un vil petit pauvre près de qui ne le connaissait pas, il ne recueillit que quelques bouchées et restes de pain sec ; mais à frère Massée, parce qu’il était un homme grand et de belle prestance, on lui donna beau­coup de grands et bons morceaux, et des pains entiers.

Après qu’ils eurent mendié, ils se rejoignirent hors du village pour manger, dans un endroit où il y avait une belle fontaine, et à côté une belle pierre large, sur laquelle cha­cun d’eux posa toutes les aumônes qu’ils avait mendiées. Et saint François, voyant que les morceaux de pain de frère Massée étaient plus nombreux, plus beaux et plus grands que les siens, témoigna d’une très grande allégresse et parla ainsi : « O frère Massée, nous ne sommes pas dignes d’un aussi grand trésor que celui-là. » Et, comme il répétait plu­sieurs fois ces paroles, frère Massée répondit : « Père bien-aimé, comment peut-on parler de trésor, là où il y a tant de pauvreté et où il manque tout ce qui est nécessaire ? Ici il n’y a ni nappe, ni couteau, ni tranchoir, ni écuelle, ni mai­son, ni table, ni serviteur, ni servante. » Saint François dit alors : « C’est précisément cela que je tiens pour un grand trésor, qu’il n’y ait rien de préparé par l’industrie humaine ; mais ce qui est ici est préparé par la divine providence, comme on le voit manifestement dans le pain mendié, dans la table de pierre si belle et dans la fontaine si limpide. Aussi je veux que nous priions Dieu de nous faire aimer de tout notre cœur le trésor si noble de la sainte pauvreté qui a Dieu pour serviteur. » Ces paroles dites, après avoir prié et fait leur réfection corporelle de ces morceaux de pain et de cette eau, ils se levèrent pour s’acheminer vers la France.

Et comme ils arrivaient à une église, saint François dit à son compagnon : « Entrons dans cette église pour prier. » Et saint François s’en alla derrière l’autel [5], et se mit en prière et dans cette prière il reçut de la visite de Dieu une ardeur si intense, qui embrasa tellement son âme de l’amour de la sainte pauvreté, qu’il paraissait, par l’éclat de son visage et par sa manière d’ouvrir la bouche, jeter des flam­mes d’amour. Et venant ainsi enflammé à son compagnon, il lui dit : « Ah ! ah ! ah ! frère Massée, abandonne-toi à moi. » Et il parla ainsi trois fois, et la troisième fois saint François, de son souffle, souleva frère Massée dans les airs et le projeta devant lui à la distance d’une grande lance, ce dont frère Massée éprouva une très grande stupeur. Et il raconta ensuite à ses compagnons qu’ainsi soulevé et projeté par le souffle de saint François, il éprouva une telle douceur d’âme et consolation de l’Esprit-Saint que jamais dans sa vie il n’en avait éprouvé de pareille.

Et cela fait, saint François dit : « Mon compagnon bien-aimé, allons à saint Pierre et à saint Paul, et prions-les de nous enseigner et de nous aider à posséder le trésor infini de la très sainte pauvreté ; car elle est un trésor si précieux et si divin que nous ne sommes pas dignes de le posséder dans nos vases très vils ; car c’est elle qui est cette vertu céleste, par laquelle toutes les choses terrestres et transitoires sont foulées aux pieds, et par laquelle tous les obstacles sont abattus devant l’âme pour qu’elle puisse s’unir libre­ment au Dieu éternel. C’est elle qui est cette vertu qui per­met à l’âme encore attachée à la terre, de s’entretenir dans le ciel avec les anges. C’est elle qui accompagna le Christ sur la croix, qui fut ensevelie avec le Christ, qui ressuscita avec le Christ, qui monta au ciel avec le Christ ; elle aussi qui, dès cette vie, accorde aux âmes qui s’enamourent d’elle, le pouvoir de s’envoler au ciel, parce qu’elle garde les armes de la vraie humilité et de la charité. Prions donc les très saints Apôtres du Christ, qui furent des amoureux parfaits de cette perle évangélique, de nous obtenir de Notre-Seigneur Jésus-Christ la grâce qu’il nous concède, par sa très sainte miséricorde, de mériter d’être de vrais amou­reux, observateurs et humbles disciples de la très précieuse, très aimée et évangélique pauvreté [6]

Et en parlant de la sorte ils arrivèrent à Rome et entrèrent dans l’église de saint Pierre ; et saint François se mit en prière dans un coin de l’église, et frère Massée dans un autre. Ils restèrent longtemps en prière avec beaucoup de larmes et de dévotion, et les très saints apôtres Pierre et Paul apparurent à saint François dans une grande splendeur et lui dirent : « Parce que tu demandes et désires d’observer ce que le Christ et les saints Apôtres ont observé, Notre-Seigneur Jésus-Christ nous envoie vers toi pour t’annoncer que ta prière est exaucée, et qu’il t’est concédé par Dieu, en toute perfection, à toi et à tes disciples, le trésor de la très sainte pauvreté. Et nous t’annonçons encore de sa part que quiconque, à ton exemple, embrassera parfaitement ce désir, est assuré de la béatitude de la vie éternelle ; et toi et tous tes disciples vous serez bénis de Dieu. » Et après ces paroles ils disparurent, laissant saint François rempli de consolation.

Il se releva de sa prière, revint vers son compagnon et lui demanda si Dieu ne lui avait rien révélé ; celui-ci lui répondit que non. Alors saint François lui dit comment les saints Apôtres lui étaient apparus et ce qu’ils lui avaient révélé [7]. De quoi pleins de joie, ils décidèrent de retourner dans le val de Spolète, renonçant au voyage de France.

A la louange du Christ. Amen.

Chapitre 14

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[1] Actus, 13 ; titre : Comment saint François éleva, par son souffle, frère Massée en l’air.

[2] Mc 6 7 ; Lc 11 3.

[3] D’après Thomas de Celano (1 C 29), saint François n’avait même que sept disciples lorsqu’il divisa pour la première fois la fraternité naissante en groupes de deux : « Allez, mes bien-aimés, deux à deux dans les diverses parties de l’univers et prêchez aux hommes la paix et la péni­tence pour la rémission des péchés… » Et il prit lui-même un compa­gnon, alors que frère Bernard et frère Gilles se dirigeaient vers Saint ­Jacques de Compostelle. Frère Massée, comme on l’a vu, chap. 1, n. 10, ne faisait pas partie des douze premiers compagnons de saint François. D’autre part, c’est en 1217 que saint François décida d’aller en France, et c’est Hugolin qui le fit renoncer à ce projet ; cette date de 1217 est au moins la plus probable et la plus généralement adoptée ; cf. Speculum perfectionis, éd. Sabatier, chap. 65, et p. 122, n. 2 Legenda antiqua de Pérouse, 79 ; saint François choisit « la province de France », parce que, disait-il, son peuple est celui qui témoigne le plus de respect pour le Corps du Christ, et rien ne saurait m’être plus agréable. » L’épisode actuel doit se placer peu de temps après l’entrée de frère Massée dans l’Ordre, au moment où la mendicité et le travail manuel étaient encore pour les frères les moyens normaux de subsistance. Saint François a-t-il eu deux fois l’intention de se rendre en France, ou l’auteur des Actus a-t­-il, ce qui est plus vraisemblable, superposé, dans un récit unique, des faits de dates différentes ?

[4] Règle de 1210-1221 (1 Reg 9) : « Qu’il faut demander l’aumône ».

[5] Le texte des Actus est plus précis … se cacha derrière l’autel ».

[6] Comparer cet éloge de la pauvreté, compagne fidèle du Christ, à celui qu’on lit dans le Sacrum Commercium sancti Francisci cum Domina Paupertate, 19-22. L’idée que la Pauvreté accompagna le Christ sur la croix se retrouve dans la Divine Comédie, sous une forme assez singu­lière     :

Nè valse esser costante nè feroce,

Si che, dove Maria rimase giuso,

Ella con Cristo salse in su la croce.

Et point ne lui valut (à la Pauvreté) d’être constante et courageuse au point que là où Marie resta en bas, elle avec le Christ monta sur la croix. Paradis, XI, 70-72. C’est à un des chefs des Spirituels, Ubertin de Casale, dans son Arbor vitae crucifixae Iesu, écrit sur l’Alverne en 1305 que Dante a emprunté cette curieuse et étrange comparaison.

[7] Bernard de Besse, dans son De laudibus beati Francisci, qui date de la fin du XIIIe siècle, rappelle, chap.3, ce culte particulier de saint François pour saint Pierre et saint Paul.

 

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