ANONYME DE PÉROUSE 1, 3-9

CHAPITRE 1

COMMENT LE BIENHEUREUX FRANÇOIS SE MIT AU SERVICE DE DIEU

 

3a. – Douze cent sept ans accomplis depuis l’incarnation du Seigneur, au mois d’avril, le XVI des calendes de mai[1], Dieu, voyant que son peuple, racheté par le pré sang de son Fils unique, vivait dans l’oubli de ses commandements et ne répondait à ses bienfaits que par l’ingratitude ; mais aussi, dans sa longanimité pour ce peuple qui pourtant méritait la condamnation éternelle, ne se résignant point à la mort du pécheur et cherchant au contraire sa conversion et son salut ; Dieu donc, mû par sa miséricordieuse bonté, résolut d’envoyer des moissonneurs à son champ[2]

3b. – Il dessilla les yeux d’un homme qui vivait dans la ville d’Assise et s’appelait François, marchand de son état et follement dépensier des richesses de ce monde.

4a. – Un jour qu’il était dans sa boutique de drapier, plongé dans les calculs de son négoce, un pauvre se présenta qui lui demanda l’aumône pour l’amour de Dieu. Absorbé par ses soucis de gain et d’opérations commerciales, il l’éconduisit, lui refusant la charité. Mais celui-ci à peine sorti, la grâce divine toucha le cœur de François : il se reprocha vivement son geste comme un grave manquement à la courtoisie. « Comment ! », se disait-il, « Si, ce pauvre t’avait demandé l’aumône de la part d’un comte ou d’un baron fameux, tu aurais volontiers accédé à sa demande. A plus forte raison aurais-tu dû le faire pour l’amour du Roi des rois et du souverain Seigneur ! »

4b. – Il se promit dès lors de ne plus jamais refuser à qui lui demanderait au nom d’un si haut Suzerain. Et, rappelant le pauvre éconduit, il lui remit une grosse aumône.

4c. – Quel cœur débordant de délicatesse, de générosité et de charme ! Quel ferme et saint engagement qui vint illuminer sa route de façon si merveilleuse et si imprévue ! Mais, après tout, pourquoi nous en étonner ? Déjà l’avait proclamé Isaïe dont l’Esprit Saint inspirait la voix : « Si tu ouvres ton cœur à l’affamé, si tu rassasies le malheureux, ta lumière se lèvera dans les ténèbres et tes ombres deviendront plein midi[3] » Comme aussi : « Si tu partages ton pain avec l’affamé, ta lumière poindra comme l’aurore et ta bonne œuvre t’ouvrira un chemin[4]. »

5a. – Le temps passant, il arriva à ce saint homme une chose extraordinaire que je ne me crois pas en droit de passer sous silence. Une nuit donc, endormi sur sa couche, lui apparut un inconnu qui l’appela par son nom et l’emmena dans un immense palais d’indicible beauté, tout rempli d’armes de chevaliers, y compris de resplendissants boucliers marqués de la croix et qui pendaient aux murs de toutes parts.

5b. – François demanda à qui appartenaient ces armes étincelantes et ce palais si merveilleux. Son guide lui répondit : « Toutes ces armes et le palais sont à toi et à tes chevaliers. »

5c. – A son réveil, interprétant ce songe en homme de ce monde qui n’avait pas encore pleinement goûté l’Esprit de Dieu, il y vit le présage pour lui d’un avenir princier. Pensant et repensant la chose, il résolut d’embrasser la carrière des armes afin de devenir chevalier, et de s’élever ensuite jusqu’à la dignité de prince. Il se fit donc tailler un habit, dans les étoffes les plus précieuses qu’il put trouver, et se disposa à partir pour les Pouilles, dans le but d’y rejoindre le comte Gentil[5] 6 et d’être armé par lui chevalier.

5d. – Cet espoir le rendait plus exubérant encore que de coutume et chacun s’en faisait la remarque. A ceux qui l’interrogeaient sur la raison de ce regain d’entrain, François leur répondait : « C’est que je sais que je vais devenir un grand prince ! »

6a. – Il engagea un écuyer, monta à cheval et se mit en route vers les Pouilles.

6b. – Il arriva à Spolète, l’esprit tout occupé de son expédition, et, la nuit tombée, il s’en fut se coucher pour trouver le sommeil. Dans son assoupissement il entendit une voix qui l’interrogeait sur le but de son entreprise. Point par point, il lui exposa tout son dessein, et la voix reprit : « De qui peux-tu attendre davantage, du maître ou du serviteur ? » – « Du maître ! » répondit François. – « Pourquoi donc délaisses-tu le maître pour le serviteur et le prince pour le vassal ? » Il demanda alors : « Maître, que veux-tu que je fasse ? » – « Retourne dans ta patrie », conclut la voix, « pour y accomplir ce que le Seigneur te fera savoir. »

6c. – Et soudainement, par l’effet de la grâce divine, il se sentit changé en un autre homme.

7a. – Le matin venu, il reprend la route d’Assise comme il en avait reçu l’ordre.

7b. – Chemin faisant, il parvint à Foligno : il y vendit le cheval qu’il montait et l’habit somptueux qu’il avait revêtu pour se rendre dans les Pouilles, et se vêtit plus simplement.

7c. – Cela fait, il continua la route de Foligno vers Assise, en emportant l’argent qu’il avait tiré de sa vente. Passant devant une chapelle édifiée en l’honneur de saint Damien, il rencontra un pauvre prêtre, nommé Pierre, qui résidait là. Il voulut lui confier son argent en dépôt, mais le prêtre refusa, alléguant qu’il ne saurait où le garder en attendant de le lui rendre. Devant ce refus, l’homme de Dieu, François, lança avec dédain cet argent sur l’appui d’une fenêtre de la chapelle.

7d. – Et poussé par l’Esprit divin, voyant que ladite chapelle était près de tomber en ruine et bien misérable, il se proposa de consacrer cet argent à sa restauration, et même de s’installer là pour la relever de son délabrement. Et de fait, par la suite, il mena à bien ce projet lorsque Dieu lui en eut donné l’agrément.

8a. – Mis au courant de ce dessein, son père, dont l’amour pour lui ne s’élevait pas au-dessus des vues de ce monde, et qui, de plus, prétendait bien récupérer cet argent, se mit à le traiter durement et à l’accabler de reproches et de continuelles exigences de remboursement.

8b. – Devant l’évêque d’Assise, François abandonna allègrement à son père non seulement cet argent mais même les vêtements qu’il portait, restant tout nu sous la pelisse de l’évêque qui le prit dans ses bras pour le couvrir.

8c. – Ainsi dépouillé de toutes les choses de la terre, revêtu d’un misérable habit de rebut, il s’en retourna vers la chapelle dont nous avons parlé, dans l’intention d’y faire sa demeure. Pauvre et déconsidéré, c’est alors que le Seigneur lui prodigua ses richesses : il l’emplit de son Esprit Saint et mit sur ses lèvres un message de vie pour qu’il proclamât hautement parmi les nations la sentence et le pardon, la peine et la gloire[6], et qu’il leur remît en mémoire les commandements de Dieu qu’elles avaient laissé tomber dans l’oubli. Le Seigneur l’établit prince sur une multitude de peuples[7] et se servit de lui pour, de toutes les parties du monde, les réunir en un seul.

8d. – Il le guida par une voie droite et peu commode : François se refusa à posséder or, argent, monnaie ni rien absolument, mais suivit le Seigneur dans l’humilité, la pauvreté et la simplicité de son cœur.

9a. – Il allait pieds nus, vêtu d’un piètre habit et ceint d’un aussi minable cordon.

9b. – Son père, exacerbé par la rancœur, le maudissait chaque fois qu’il le rencontrait. Mais le saint homme se faisait accompagner par un vieux mendiant nommé Albert, à qui il demandait alors de le bénir.

9c. – Bien des gens aussi se moquaient de lui et lui lançaient des injures. Tous ou peu s’en faut le tenaient pour fou. Lui n’en avait cure et ne leur répondait même pas, réservant tout son soin à mettre en pratique ce que Dieu lui montrait. Il n’ajustait pas sa conduite aux doctes sentences de la sagesse humaine, mais à l’inspiration et au dynamisme de l’Esprit[8].

Chapitre 2

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[1] C’est-à-dire le 16 avril 1208, puisque l’auteur nous signale que « 1207 ans se trouvaient accomplis depuis l’incarnation du Seigneur ». Ce jour-là, les deux premiers disciples, Bernard et Pierre, adoptèrent le genre de vie de saint François : c’est la date traditionnelle de la fondation de l’Ordre des Frères mineurs.

[2]      Ez 33/11 ; Mt 9/38.

[3] Is 58/10.

[4] Is 58/7-8.

[5] Il ne s’agit probablement pas d’un nom propre, mais d’une interprétation erronée de l’expression « gentil comte » si courante dans les chansons de geste. Dans la bouche des trouvères qui couraient l’Italie au temps de la jeunesse de François, elle était devenue comme le surnom du comte Gauthier de Brienne : la magnificence de sa cour et ses exploits guerriers dans les Pouilles (1201-1205), à la tête des milices d’Innocent III, en avaient fait le type même du « gentil » chevalier. Comme aux croisés, le pape lui avait octroyé le privilège de pouvoir arborer la croix sur ses armes.

[6]     2 Reg 9/4 ; cf. 1 Reg 21/2-9.

[7]     Gn 17/4, Si 44/20.

[8] 1 Co 2/4.

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