LÉGENDE DE PÉROUSE 8-12

LA PORTIONCULE, MIROIR DE L’ORDRE

  1. Le bienheureux François, voyant que Dieu voulait multiplier le nombre des frères, leur dit un jour : « Mes bien chers frères et mes petits enfants, je vois que le Seigneur veut nous multiplier. Il serait bon, à mon avis, et dans la ligne religieuse, de demander à notre évêque, ou aux chanoines de Saint-Rufin, ou au Père abbé du monastère Saint-Benoît[1], une église petite et pauvre où les frères puissent réciter leurs Heures, et, à côté, une maison petite et pauvre, construite en terre et en bois, où les frères pourraient dormir et vaquer à leurs travaux. Le lieu que nous habitons, en effet[2], ne convient plus, et la maison est trop petite puisqu’il plaît au Seigneur de nous multiplier. Et surtout nous n’avons pas d’église où les frères puissent réciter leurs Heures; et si quelqu’un mourait, il ne serait pas convenable de l’enterrer ici ni dans une église de clercs séculiers. » Tous les frères approuvèrent ces paroles.

Il alla donc présenter sa requête à l’évêque. Celui-ci répondit : « Frère, je n’ai pas d’église à vous donner. »

Il alla trouver les chanoines de Saint-Rufin et leur fit la même demande ; ils répondirent comme avait fait l’évêque.

Il se rendit au monastère Saint-Benoît du Mont Subasio et tint à l’abbé le même discours qu’à l’évêque et aux chanoines, en lui disant ce que l’évêque et les chanoines lui avaient répondu. L’abbé, ému de pitié, tint conseil avec ses frères ; Dieu l’ayant ainsi décidé, ils donnèrent au bienheureux François et à ses frères l’église Sainte-Marie de la Portioncule, la plus pauvre parmi celles qu’ils possédaient. On n’en pouvait d’ailleurs trouver de plus pauvre sur tout le territoire de la cité d’Assise. C’est ce qu’avait longtemps désiré le bienheureux François. Et l’abbé dit au bienheureux François : « Frère, nous avons exaucé ta demande. Mais nous voulons que, si le Seigneur multiplie votre Ordre, ce couvent soit la tête[3] de tous ceux que vous fonderez. » Ces paroles furent approuvées par le bienheureux François et par tous les frères.

Le saint fut très heureux que ce lieu ait été donné aux frères : parce que l’église portait le nom de la mère du Christ, parce qu’elle était très pauvre, et aussi à cause du surnom par lequel on la désignait. On la surnommait en effet église de la Portioncule, et c’était bien le présage qu’elle deviendrait la mère et la tête de l’ordre des pauvres frères mineurs. Ce nom de Portioncule lui avait été donné parce que le lieu-dit où cette église avait été construite portait déjà depuis fort longtemps le nom de Portioncule.

Et le bienheureux François disait : « Le Seigneur n’a pas voulu qu’aucune autre église[4] fût donnée aux frères, et il n’a pas permis que les premiers frères en bâtissent ou en possèdent une autre, parce que celle-ci était comme une prophétie que voilà accomplie par l’arrivée des frères mineurs. » Quoiqu’elle fût très pauvre et depuis longtemps presque en ruine, les habitants de ce lieu-dit et ceux de la cité d’Assise avaient toujours eu pour cette église une grande dévotion qui n’a fait que croître jusqu’à nos jours.

Dès que les frères furent arrivés en ce lieu pour s’y établir, le Seigneur augmenta leur nombre presque journellement. La rumeur s’en répandit ainsi que leur renommée dans toute la vallée de Spolète.

Anciennement, avant que les gens du pays l’aient baptisée Sainte-Marie de la Portioncule, cette église s’était appelée Sainte-Marie-des-Anges ; d’ailleurs, même après que les frères eussent commencé à la réparer, les hommes et les femmes de cette contrée disaient encore :
« Allons à Sainte-Marie-des-Anges ! »

L’abbé et ses moines avaient donné sans restriction cette église au bienheureux François et à ses frères ; ils n’avaient réclamé ni paiement ni redevance annuelle. Cependant le bienheureux, en maître bon et avisé, voulut construire sa maison sur un roc solide[5] et son Ordre sur la vraie pauvreté. Aussi, chaque année, envoyait-il aux moines une corbeille pleine de petits poissons appelés loches. Il le faisait en signe de très grande humilité et pauvreté, pour que les frères ne possèdent en propre aucun lieu, n’en habitent aucun qui ne soit propriété d’autrui, et pour qu’ils n’aient le droit ni de vendre ni d’aliéner un bien, de quelque façon que ce fût. Et chaque année, quand les frères portaient leurs petits poissons aux moines, ceux-ci, à cause de l’humilité du bienheureux François, qui agissait ainsi parce qu’il le voulait bien, faisaient cadeau, en retour, à lui et à ses frères, d’un vase plein d’huile.

  1. Nous qui avons vécu avec le bienheureux François, nous rendons témoignage qu’il affirmait, en y mettant beaucoup d’insistance : « Parmi toutes les églises du monde qu’aime la bienheureuse Vierge, c’est à celle-ci qu’elle porte le plus d’amour. » Il parlait ainsi à cause des nombreuses prérogatives accordées par Dieu à ce couvent et parce qu’il en avait eu, en cet endroit même, la révélation. C’est pourquoi, durant toute sa vie, il témoigna à ce lieu grande dévotion et grand respect. Et pour que le souvenir en restât toujours gravé dans le cœur des frères, il voulut, aux approches de la mort, faire écrire dans son testament que les frères devaient agir de même. En effet, quand il fut près de mourir, il dit devant le Ministre général et d’autres frères :

« Je veux prendre des dispositions concernant le couvent de la Portioncule et les laisser en testament à mes frères[6] pour que ce lieu soit toujours traité par eux avec grande révérence et dévotion.

« Qu’ils fassent ce que faisaient les anciens frères. Ce lieu était déjà saint ; ils en conservèrent la sainteté en y priant continuellement le jour et la nuit, et en y gardant constamment le silence. Et si parfois ils parlaient après l’heure fixée pour l’entrée dans le silence, c’était toujours pour s’entretenir de la gloire de Dieu et du salut des âmes, avec beaucoup d’élévation et de ferveur. S’il arrivait, ce qui était rare, qu’un frère entreprenne une conversation futile ou intempestive, aussitôt il était repris par un autre.

« Ils affligeaient leur corps non seulement par le jeûne, mais encore par des veilles fréquentes, le froid, la nudité et les travaux des mains. Bien souvent, en effet, pour ne pas rester oisifs, ils allaient aider les pauvres gens dans leurs champs ; et ceux-ci, parfois, leur donnaient, en retour, du pain pour l’amour de Dieu. Par ces vertus et d’autres encore ils se sanctifiaient et sanctifiaient ce lieu. Ceux qui vinrent après eux firent de même, sans pourtant aller aussi loin, et cela pendant longtemps.

« Mais ensuite le nombre des frères et des fidèles qu’on réunit dans ce lieu dépassa celui qu’on avait eu l’habitude d’y recevoir, principalement parce que c’était le point de rencontre de tous les frères de l’Ordre[7] et le centre d’accueil de tous ceux qui voulaient y entrer. En outre, les frères aujourd’hui sont moins fervents dans la prière et les autres bonnes oeuvres, plus enclins aux bavardages inutiles et même à la diffusion des nouvelles du monde. Voilà pourquoi ce lieu n’est plus traité par les frères qui y demeurent et par les autres avec le respect et la dévotion qui conviennent et que je voudrais y voir régner.

  1. « Je veux donc que ce lieu soit toujours sous l’autorité directe du Ministre général, afin que le Ministre général puisse veiller sur lui avec beaucoup de soin, et surtout qu’il y rassemble une bonne et sainte famille de religieux. Que les clercs soient choisis parmi les plus saints et les plus honnê­tes, et aussi parmi ceux qui, de tout l’Ordre, savent le mieux chanter l’Office, afin que non seulement les frères, mais aussi les autres fidèles, les écoutent volontiers avec beaucoup de dévotion. Et pour les servir on choisira parmi les frères et les laïcs des hommes saints, discrets et vertueux.

« Je veux aussi qu’aucun frère ni qui que ce soit n’entre dans le couvent, sauf le Ministre général et ceux qui servent les frères. Que les frères de ce couvent ne parlent à personne, si ce n’est à ceux qui les servent, et au Ministre général lors de ses visites. Je veux encore que les laïcs qui les servent ne leur rapportent aucune parole ou nouvelle du siècle, qui ne soit utile à leurs âmes[8] . Si je veux que personne n’entre dans ce couvent, c’est pour faciliter aux frères la garde de leur pureté et sainteté ; si l’on n’y profère aucune parole inutile ou nuisible à l’âme, ce lieu sera conservé pur et saint au son des hymnes et des louanges du Seigneur.

« Et quand l’un des frères de ce couvent mourra[9], le Ministre général appellera, pour prendre la place du défunt, un autre saint frère, quel que soit le couvent dans lequel on l’aura trouvé. Pourquoi ces dispositions ? Parce que, si les frères et les couvents où ils résident s’écartaient quelque jour de la pureté de vie et de la sainteté qui conviennent, je veux du moins que cette communauté soit un beau miroir de l’Ordre, un candélabre devant le trône de Dieu et la bienheureuse Vierge. Que, grâce à lui, le Seigneur prenne en pitié les défauts et les fautes des frères; que Dieu garde toujours et protège notre religion et sa petite pépinière ! »

  1. Ce qui suit se passa à l’époque du chapitre, car en ce temps-là on le tenait tous les ans à Sainte-Marie de la Portioncule[10]. Les frères, par la grâce de Dieu, s’étaient multipliés et se multipliaient chaque jour. Or, ils n’avaient pour la réunion générale du chapitre qu’une pauvre petite cabane couverte de chaume, aux murs de branchages et de boue, telle que les frères l’avaient construite en s’établissant en ce lieu. Les habitants d’Assise en firent la remarque et organisèrent une réunion à ce sujet. En quelques jours, avec beaucoup d’empressement et de ferveur, ils construisirent une grande maison faite de pierres cimentées, mais sans le consentement du bienheureux François et en son absence.

Quand il revint, pour le chapitre, de la province où il se trouvait, et quand il vit la maison construite en cet endroit, il en fut bien étonné. Puis il se dit que cette maison serait le prétexte invoqué par les frères dans les couvents qu’ils habitaient ou habiteraient, pour élever ou faire élever de grandes constructions. Comme il désirait que ce couvent fût toujours le modèle et le type même de toutes les fraternités, un beau jour, avant la fin du chapitre, il se leva, grimpa sur le toit de cette maison et prescrivit à quelques frères d’y monter avec lui. Aidé par eux, il entreprit de jeter par terre les tuiles dont la maison était couverte, bien résolu à la démolir.

Des chevaliers et d’autres habitants d’Assise se trouvaient là : la Commune avait prévu un service d’ordre pour protéger ce lieu contre les séculiers et les étrangers qui, venus de partout pour voir le chapitre des frères, étaient massés aux abords du couvent. Voyant que le bienheureux François et les autres frères voulaient démolir cette maison, ils s’avancèrent et dirent au bienheureux François : « Frère, cette maison appartient à la Commune d’Assise, et nous sommes ici pour représenter la Commune ; c’est pourquoi nous t’interdisons de détruire notre maison. » Le bienheureux François leur répondit : « Eh bien ! si cette maison est à vous, je ne veux pas y toucher ! » Et aussitôt il descendit, ainsi que les frères qui étaient avec lui.

C’est pourquoi le peuple d’Assise, pendant longtemps, décida que chaque année le podestat, quel qu’il fût, serait tenu de faire couvrir la maison et d’y effectuer les travaux de réparations nécessaires.

  1. A une autre époque, le Ministre général[11] voulut faire bâtir là une petite maison pour les frères de ce couvent, afin de préserver leur sommeil et leur chant de l’Office. En ce temps-là, en effet, c’étaient un passage et un va-et-vient continuels de tous les frères de l’Ordre et de tous les postulants ; aussi les frères qui résidaient là étaient dérangés presque journellement. A cause de la multitude qui affluait chez eux, ils n’avaient pas d’endroit pour dormir ni pour dire leurs Heures, puisqu’ils devaient donner aux autres les cellules qu’ils habitaient. De là pour eux un trouble perpétuel car après leur travail il leur était presque impossible de pourvoir aux exigences de leur santé physique ou de leur vie spirituelle.

Cette maison était presque entièrement construite quand le bienheureux François revint en ce lieu. Un matin il entendit, de la cellule où il avait passé la nuit, le bruit que menaient les frères au travail. Il se demanda avec étonnement ce que cela pouvait être et interrogea son
compagnon : « Quel est ce bruit ? Que font ces frères ? » Son compagnon lui raconta toute l’affaire.

François aussitôt fit appeler le Ministre et lui dit : « Frère, ce couvent est le modèle et le miroir de notre Ordre. C’est pourquoi, afin que les frères de tout l’Ordre qui passent ici remportent dans leurs couvents le bon exemple de la pauvreté, je veux que les frères de ce couvent supportent pour l’amour du Seigneur Dieu d’être gênés et dérangés, plutôt que de connaître la tranquillité et les consolations. Sinon, les autres frères de l’Ordre s’autoriseraient de cet exemple pour bâtir dans leurs couvents et ils diraient : « Au couvent de la Portioncule, premier couvent des frères, on a construit grand et beau ; nous pouvons donc bien bâtir dans nos couvents, puisque nous sommes mal logés ! »

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[1] Sur l’abbaye San Benedetto du mont Subasio, cf. Cavanna, Ombrie franciscaine, pp. 5 et 99-100.

[2] Nous sommes revenus ici à l’époque de Rivo Torto.

[3] Nous dirions aujourd’hui : « maison-mère », – L’abbé se souvenait peut-être que cette chapelle avait été réparée par François. 1 C 21

[4] Allusion à l’échec des demandes antérieures, où François discerne l’action directe et la volonté de Dieu, non l’avarice des hommes.

[5] Cf. Mt 7 24.

[6] Le Testament de saint François ne contient rien de tel.

[7] Chaque année pour le chapitre de la Pentecôte (voir le n° suivant).

[8] Cf. Erm 6, et aussi Règle de saint Benoît 67, PL 66, 914.

[9] Lacune dans le manuscrit à partir de ce mot ; restitution d’après Bartholi, Tractatus de indulgentia,
ch. 3. – De même, le § 1l en entier, et le § 12 jusqu’à « le bruit que faisaient les frères » est une restitution d’après le ms. Little.

[10] Pour la périodicité, cf. J. de Vitry, Lettre d’octobre 1216 (éd. R.B.C. Huygens, Leiden 1960, p.75) ; pour le lieu, cf. 1 Reg 18 2 (dont la rédaction définitive date de 1221).

[11] En rapprochant de Sp 8, on peut conjecturer qu’il s’agit de fr. Elie.

 

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