LEGENDA MINOR chapitre 2

Il. FONDATION DE L’ORDRE;

                      PUISSANCE DE LA PRÉDICATION DE FRANÇOIS

 

  1. La réparation des trois églises achevée, il s’attacha à la dernière, celle de la Vierge, pour de longs séjours et de ferventes prières : par les mérites de celle qui donna au monde le Christ, rançon de notre salut, il obtint de découvrir le chemin de la perfection, et cela grâce à l’Evangile dont Dieu lui fit connaître l’esprit et la vérité.

Un jour en effet, au cours de la messe, on lisait l’Evangile : c’était le passage où les disciples envoyés en prédication s’entendent prescrire la façon évangélique de vivre, à savoir : ne posséder ni or ni argent, pas de monnaie dans la ceinture, pas de sac de voyage, pas de tunique de réserve, pas de chaussures, pas de bâton[1]. A ces mots, l’Esprit du Christ le couvrit et l’envahit avec une telle force que sa façon de vivre en fut radicalement transformée : des idées et des sentiments jusqu’à l’habit et au comportement. Sans attendre, il ôte ses chaussures, lance au coin sa canne, abandonne besace et argent, ne garde qu’une seule pauvre tunique, jette sa ceinture qu’il remplace par une corde ; il met tout son cœur à réaliser ce qu’il vient d’entendre, pour se conformer en tout à cette règle de perfection donnée aux Apôtres.

  1. 2. La puissance incendiaire de l’Esprit du Christ l’embrasait tout entier ; il commença, tel un autre Elie, à devenir le héraut de la vérité ; il commença à guider certains hommes vers la sainteté parfaite, il commença une campagne d’invitation universelle à la pénitence. Quand il parlait, ce n’était ni pour débiter des babioles ni pour faire rire, mais ses paroles étaient tout imprégnées de la force de l’Esprit-Saint : elles pénétraient jusqu’au plus profond des cœurs, plongeaient ses auditeurs dans la stupéfaction, et leur puissance finissait par amollir les plus obstinés. Ce qu’il y avait de sublime et de saint dans son entreprise, beaucoup le découvraient dans la vérité qui émanait de son enseignement tout simple et de sa vie. Quelques-uns, à son exemple, commencèrent à s’éprendre de pénitence puis se joignirent à lui et, dans le même accoutrement, partagèrent sa vie. L’humble François décida qu’ils s’appelaient Frères Mineurs.
  1. Ils étaient six frères déjà qui avaient répondu à l’appel du Seigneur. François, leur père et leur berger plein d’amour, découvrit un jour un endroit solitaire où il se fixa pour revoir défiler et pleurer avec amertume[2] ses années de jeunesse écoulées non sans faute, et pour demander pardon et retour en grâce, tant pour lui que pour la famille qu’il avait engendrée dans le Christ[3]. Un sentiment de joie extatique s’empara de tout son être et il obtint la certitude(1) que ses péchés lui étaient pleinement remis, jusqu’au dernier quart d’as[4] . Arraché alors à lui-même, absorbé tout entier dans une lumière qui le vivifiait, il eut la claire vision de tout ce qui allait lui advenir, à lui-même et à ses frères ; il en fit lui-même plus tard la confidence à son petit troupeau[5], pour l’encourager, lui annonçant quels progrès et quelle extension réservait à l’Ordre la bonté de Dieu.

Très peu de temps après, quelques nouvelles recrues portèrent leur nombre à douze ; alors le serviteur de Dieu résolut d’aller se présenter au Siège Apostolique avec son équipe d’hommes simples : il voulait solliciter du Saint-Siège, par de suppliantes instances, qu’il engage son autorité plénière pour approuver la règle de vie que le Seigneur lui avait révélée et que lui-même avait rédigée en peu de mots.

  1. Il était encore en chemin avec ses compagnons, dans l’intention d’obtenir audience du Souverain Pontife qui était alors le seigneur Innocent 111 ; le Christ, force et sagesse de Dieu,[6] prévint et prépara son arrivée ; il daigna, dans sa bonté, gratifier d’une vision son vicaire pour lui ordonner d’accueillir sans difficulté le petit pauvre suppliant, et de lui donner son accord avec bienveillance. Le Pontife romain vit donc en songe la basilique du Latran prête à s’écrouler ; mais un pauvre homme, petit et d’aspect misérable, la soutenait de son épaule pour empêcher l’effondrement. Lorsque ensuite le Pontife, douée d’une sagesse remarquable, considéra le serviteur de Dieu, la limpidité de cette âme toute simple, son mépris du monde, son amour de la pauvreté, sa ténacité dans son désir de perfection, son zèle pour les âmes et l’ardent amour qui caractérisait sa volonté de sainteté, il déclara : « Voilà vraiment celui qui, par son action et son enseignement, soutiendra l’Église du Christ ! » Il conçut pour François une fervente et solide amitié, acquiesça sans réserve à sa demande, approuva sa règle, lui donna mission de prêcher la pénitence, bref lui accorda tout ce qu’il sollicitait et promit d’accorder plus tard bien davantage encore.
  1. Fort de la grâce d’en-haut et de la garantie du Souverain Pontife, François partit plein de confiance et prit le chemin de la vallée de Spolète, pour y vivre réellement et pour y enseigner par la prédication la véritable perfection évangélique dont son âme avait conçu le projet et que, par vœu, il avait promis de réaliser. Mais un problème se posa aux frères : devaient-ils vivre parmi les hommes ou bien se retirer dans la solitude ? François demanda à Dieu, par une instante prière, de lui révéler le bon plaisir de sa volonté. La lumière lui vint du ciel, et une révélation lui fit comprendre sa mission divine : gagner au Christ les âmes que le diable s’efforçait de ravir. Il se décida : il choisit de vivre pour tous les autres plutôt que pour lui tout seul[7]. Il se retira dans une chaumière abandonnée près d’Assise pour y vivre avec ses frères conformément à la sainte pauvreté, dans toute la rigueur d’une vie religieuse, et rayonner de là pour prêcher aux populations la Parole de Dieu selon que les lieux et les saisons leur en fourniraient l’occasion. Devenu héraut de l’Evangile, il parcourait cités et bourgades[8] annonçant le royaume de Dieu[9], non pas dans le docte langage de la sagesse humaine mais par la vertu de l’Esprit-Saint[10]. Et le Seigneur inspirait son interprète, lui révélant avant qu’il parle ce qu’il aurait à dire, et corroborant ensuite par des miracles ce qu’il avait dit[11].
  1. Un jour, en effet, où, physiquement éloigné de ses fils, il passait la nuit en prières, comme cela lui arrivait souvent, voilà que vers minuit – quelques frères dormaient, les autres priaient – un char de feu d’une merveilleuse splendeur surmonté d’un globe resplendissant, ressemblant à un soleil, entra dans la chaumière des frères par la petite porte et fit trois fois le tour de la pièce. A ce spectacle grandiose et merveilleux, ceux qui veillaient furent stupéfaits ; ceux qui dormaient s’éveillèrent, terrifiés. Leurs cœurs furent éclairés non moins que leurs yeux, si bien qu’à cette admirable lumière ils purent lire à découvert dans la conscience les uns des autres. Chacun pénétrant le cœur de tous, ils furent unanimement d’avis que le Seigneur voulait leur montrer, sous cette apparence symbolique, leur père François venant avec l’esprit et la puissance d’Elie[12], et le désignait comme chef de leur armée spirituelle, char d’Israël et aussi son conducteur[13]. Le saint, de retour près de ses frères, ragaillardit leur courage en leur parlant de cette vision que le ciel leur avait envoyée ; et désormais il pénétrait les secrets de leurs consciences, prédisait l’avenir et accomplissait des miracles. Il devenait évident pour tous que l’esprit d’Elie, mais deux fois plus puissant, était venu habiter[14] en lui avec une telle plénitude que le plus sûr, pour tous, était de suivre sa vie et ses enseignements.
  1. Il y avait alors dans un hôpital près d’Assise un religieux de l’ordre des Croiziers, nommé Morico, depuis longtemps rongé par une grave maladie ; on le croyait déjà près de mourir. Il envoya un messager supplier instamment l’homme de Dieu de bien vouloir intercéder pour lui près du Seigneur. Le saint y consentit volontiers, commença par prier, émietta du pain, le pétrit avec un peu d’huile puisée à la lampe qui brûlait devant l’autel de la Vierge, et fit porter son électuaire au malade par les frères en disant : « Portez à notre frère Morico ce remède qui, grâce à la puissance du Christ, non seulement lui rendra pleine santé, mais fera de lui un soldat vigoureux qui s’enrôlera pour toujours dans notre armée. » Et, de fait, le malade n’eut pas sitôt absorbé ce médicament préparé sur ordre de l’Esprit-Saint, qu’il se leva guéri et retrouva, grâce à Dieu, la vigueur du corps et de l’âme. Il entra dans l’Ordre sans tarder, porta longtemps une cuirasse à même sur la peau, se contenta toujours d’aliments crus sans jamais manger rien de cuit, et ne but jamais de vin.
  1. C’est vers cette époque aussi qu’un prêtre d’Assise, nommé Sylvestre, homme d’une simplicité de colombe et d’une grande droiture, vit en songe toute la contrée investie par un énorme dragon : son apparition affreuse et terrifiante semblait devoir signifier pour le monde entier l’approche du cataclysme final. Une lumineuse croix d’or plantée dans la bouche de François apparut ensuite, dont le sommet atteignait le ciel, et dont les bras s’étendaient jusqu’aux extrémités de la terre. A sa vue, le dragon sanguinaire et horrible prit la fuite, et pour toujours. Le songe se renouvela trois fois, et le saint homme comprit la mission que le Seigneur destinait à François : brandir le glorieux étendard de la croix, écraser la puissance et la méchanceté du dragon, éclairer les cœurs fidèles en projetant sur eux, tant par sa vie que par son enseignement, les splendides lumières de la vérité. – De sa vision, Sylvestre fit à l’homme de Dieu et aux frères un récit détaillé ; peu de temps après, quittant le monde, il mit tant de persévérante ardeur à suivre les traces du Christ à l’exemple du bienheureux Père, que sa vie dans l’Ordre accrédita la vision qu’il avait eue dans le siècle.
  1. Un frère nommé Pacifique rencontra un jour, à l’époque où il menait encore une vie mondaine, le serviteur du Seigneur qui prêchait dans un monastère à San Severino ; et la main de Dieu fut sur lu[15]i : il vit François comme marqué lui-même du signe de la croix par deux épées resplendissantes ; l’une allait de la tête aux pieds, et la deuxième, transversale, d’une main à l’autre. Il n’avait jamais vu le visage de cet homme qui prêchait, mais un tel prodige lui tint lieu de présentation. Frappé de stupeur, ému et terrifié par la puissance de ses paroles, comme s’il était lui-même transpercé par le glaive de l’Esprit sortant de la bouche du prédicateur, il s’attacha au bienheureux Père, dédaigneux désormais de toute la gloire que le monde pouvait lui offrir.

Plus tard, c’est lui encore qui, très avancé en sainteté, mérita de voir sur le front de François, avant de devenir ministre en France – il y fut le premier provincial – un grand Tau dont les couleurs variées donnaient au visage du saint une admirable beauté. Ce signe Tau avait en effet toute la vénération et toute la dévotion du saint : il en parlait souvent pour le recommander, le traçait sur lui-même avant de commencer chacune de ses actions, et l’inscrivait de sa main au bas des lettres qu’il envoyait, comme s’il voulait mettre tout son zèle à imprimer ce Tau, selon la parole du prophète, sur le front de ceux qui gémissent et pleurent leurs péchés[16], de tous les vrais convertis au Christ Jésus.

1 . La phrase qui suit possède son parallèle dans LM 3 6, sauf pour l’allusion au « dernier quart d’as » emprunté à l’Evangile et qui ne se retrouve dans aucune autre source. Le seul ouvrage qui reproduise toute la phrase avec l’emprunt évangélique est un traité spirituel dû à un franciscain anonyme de la fin du XIIe siècle et intitulé : Le Paradis de l’âme, ou Petit livre des vertus (traduit et publié en 1924 par le P. G. Vanhamme, Saint-Maximin, Var). L’auteur, en ce passage, est donc certainement tributaire de la Legenda minor.

 

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[1] Cf. Mt 10 9-10.

[2] Is 38 15.

[3] Cf. 1 Co 4 15.

[4] Mt 5 26.

[5] Lc 12 32.

[6] Cf. 1 Co 4 15.

[7] Rm 14 7.

[8] Mt 9 35.

[9] Lc 9 60

[10] 1 Co 2 13. –

[11] Mc 16 20.

 [12] Lc 1 17

[13] 2 R 2 12. –

[14] Cf. Is 11 2.

[15] . Ez 1 3.

[16] Ez 9 4.

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