FIORETTO 49

CHAPITRE 49

COMMENT LE CHRIST APPARUT A FRÈRE JEAN DE L’ALVERNE [1].

Parmi les autres sages et saints frères et fils de saint François, qui, selon la parole de Salomon, sont la gloire du père [2], il y eut de nos jours dans la dite province de la Mar­che le vénérable et saint frère Jean de Fermo, qui était aussi appelé frère Jean de l’Alverne, à cause du long temps qu’il demeura dans le saint lieu de l’Alverne, où il passa de cette vie [3] ; car il fut homme de vie exemplaire et de grande sain­teté.

Ce frère Jean, alors qu’il était enfant et dans le siècle, désirait de tout son cœur la vie de pénitence qui garde la pureté de l’âme et du corps ; c’est pourquoi, étant encore bien petit, il commença à porter le cilice de mailles et le cercle de fer sur sa chair et à pratiquer une grande absti­nence ; en particulier, quand il demeurait avec les chanoines de Saint-Pierre de Fermo [4], qui vivaient magnifiquement, il fuyait les délices corporelles et macérait son corps par une abstinence très rigoureuse. Mais, comme ses compagnons s’y opposaient beaucoup, lui enlevant son cilice et empêchant de diverses manières son abstinence, il décida, inspiré par Dieu, d’abandonner le monde et ceux qui l’aiment, et de s’offrir tout entier dans les bras du Crucifié, sous l’habit de saint François crucifié. Et il fit ainsi.

Ayant donc été reçu dans l’Ordre tout enfant et confié aux soins du maître des novices, il devint si spirituel et si pieux que parfois, entendant ledit maître parler de Dieu, son cœur se consumait comme la cire auprès du feu ; et il se réchauffait avec une si grande suavité de grâce dans l’amour divin que, ne pouvant rester immobile et supporter une telle suavité, il se levait et, comme ivre d’esprit, il se mettait à courir, tantôt dans le jardin, tantôt dans le bois, tantôt dans l’église, selon que le poussaient la flamme et l’élan de l’esprit.

Puis, par la suite du temps, la grâce divine fit croître d’une manière continue cet homme angélique de vertu en vertu, et en dons célestes, et en divines élévations, et en ravissements, si bien que son âme était élevée parfois aux splendeurs des chérubins, parfois aux ardeurs des séraphins [5], parfois aux joies des bienheureux, parfois aux embrassements amoureux et excessifs du Christ, et ce non seulement par des sensations spirituelles intérieures, mais aussi par des signes formels extérieurs et par des sensations corporelles. En particulier, la flamme du divin amour embrasa une fois son cœur d’une manière excessive, et cette flamme dura bien en lui trois années ; en ce temps, il rece­vait de merveilleuses consolations et visitations divines, et souvent il était ravi en Dieu ; bref, en ce temps, il paraissait tout enflammé et brûlant de l’amour du Christ. Et cela se passait sur la sainte montagne de l’Alverne [6].

Mais parce que Dieu prend un soin tout spécial de ses fils, leur donnant, selon la diversité des temps, tantôt consolation, tantôt tribulation, tantôt prospérité, tantôt adversité, comme il voit qu’il leur est nécessaire pour se maintenir en humilité ou pour enflammer davantage leur désir des choses célestes, il plut à la divine bonté, après ces trois années, de retirer dudit frère Jean ce rayonnement et cette flamme du divin amour, et elle le priva de toute consolation spirituelle ; par suite, frère Jean demeura sans lumière et sans amour de Dieu, tout désolé, affligé, endo­lori. Et pour cela, il s’en allait ainsi plein d’angoisse à tra­vers la forêt, courant çà et là, appelant par des paroles, des pleurs et des soupirs l’époux bien-aimé de son âme, qui s’était caché et l’avait quitté, et sans la présence duquel son âme ne trouvait ni paix ni repos ; mais en aucun lieu, en aucune manière, il ne pouvait retrouver le doux Jésus, ni revenir à ces suaves sensations spirituelles de l’amour du Christ, comme il avait accoutumé. Et cette tribulation lui dura des jours nombreux, durant lesquels il persévéra continuellement à pleurer, à soupirer et à prier Dieu de lui rendre par sa miséricorde l’époux bien-aimé de son âme.

A la fin, quand il plut à Dieu d’avoir assez éprouvé sa patience et enflammé son désir, un jour que frère Jean allait, en telle affliction et tribulation, à travers ladite forêt, et qu’il s’était assis de lassitude, appuyé à un hêtre [7], et qu’il demeurait, la face toute baignée de larmes, regardant vers le ciel, voici que tout à coup Jésus-Christ apparut près de lui dans le sentier par lequel ce frère Jean était venu, mais il ne disait rien. Frère Jean le voyant et reconnaissant bien que c’était le Christ, se jeta aussitôt à ses pieds, et avec des gémissements démesurés, il le priait très humble­ment et disait : « Secours-moi, ô mon Seigneur, car sans toi, mon très doux Sauveur, je suis dans les ténèbres et dans les pleurs ; sans toi, très doux Agneau, je suis dans les angoisses et dans la peur ; sans toi, Fils de Dieu très haut, je suis dans la confusion et dans la honte ; sans toi, je suis dépouillé de tout bien et aveugle, car tu es Jésus la vraie lumière des âmes ; sans toi, je suis perdu et damné, car tu es la vie des âmes et la vie des vies ; sans toi, je suis stérile et aride, car tu es la source de tout don et de toute grâce sans toi, je suis tout désolé, car tu es Jésus notre rédemp­tion, notre amour, notre désir, pain qui réconforte et vin qui réjouit les chœurs des anges et les cœurs de tous les Saints. Eclaire-moi, maître très gracieux et pasteur très pitoyable, parce que je suis, quoique indigne, ta petite brebis. »

Mais parce que le désir des hommes saints, que Dieu diffère d’exaucer, les enflamme à plus grand amour et mérite, le Christ béni part sans l’exaucer et sans lui rien dire, et il s’en va par ledit sentier. Alors, frère Jean se lève et court derrière lui, et de nouveau se jette à ses pieds, et avec une sainte importunité le retient, et avec de très dévo­tes larmes le prie et dit : « O très doux Jésus, aie pitié de moi dans ma tribulation ; exauce-moi par l’abondance de ta miséricorde et par la vérité de ton salut ; rends-moi la joie de ton visage et de tes regards pitoyables, car toute la terre est pleine de ta miséricorde. » Et le Christ s’en va encore, et ne lui dit rien, et ne lui donne aucune consolation ; et il agit comme une mère avec son petit enfant, quand elle lui fait désirer la mamelle, et le fait venir derrière elle en pleu­rant, pour qu’il la prenne ensuite plus volontiers.

Alors frère Jean, avec plus grande ferveur encore et plus grand désir, suit le Christ ; et lorsqu’il l’a rejoint, le Christ béni se retourne vers lui et le regarde avec un visage plein d’allégresse et de grâce, et, ouvrant ses bras très saints et miséricordieux [8], l’embrasse très tendrement. Et comme il ouvrait les bras, frère Jean vit sortir de la poitrine très sainte du Sauveur de merveilleux rayons de lumière, qui illuminèrent tout le bois et lui-même en son âme et en son corps.

Frère Jean s’agenouilla alors aux pieds du Christ ; et Jésus béni lui tendit avec bénignité son pied à baiser, en la même manière qu’à la Magdeleine [9] ; et frère Jean, le pre­nant avec un respect extrême, le baigna de tant de larmes qu’il paraissait vraiment une autre Magdeleine, et il disait dévotement : « Je te prie, mon Seigneur, de ne pas regarder à mes péchés, mais par ta très sainte passion et par l’effu­sion de ton précieux sang, de ressusciter mon âme dans la grâce de ton amour, puisque c’est ton commandement que nous t’aimions de tout notre cœur et de toute notre affec­tion [10], commandement que personne ne peut accomplir sans ton aide. Aide-moi donc, très aimant Fils de Dieu, afin que je t’aime de tout mon cœur et de toutes mes forces. »

Et comme frère Jean demeurait ainsi aux pieds de Jésus, prononçant ces paroles, il fut exaucé par lui et recouvra de lui la première grâce, c’est-à-dire celle de la flamme du divin amour, et il se sentit tout renouvelé et consolé et sentant que le don de la divine grâce était revenu en lui, il commença à rendre grâce au Christ béni et à baiser dévote­ment ses pieds. Et puis, comme il se redressait pour regar­der le Sauveur en face, le Christ lui tendit et lui offrit ses mains très saintes à baiser ; et après que frère Jean les eut baisées, il s’approcha à la toucher de la poitrine de Jésus, et il étreignit et baisa cette poitrine très sacrée, et pareillement le Christ l’étreignit et le baisa. Et dans cette étreinte et ces baisers, frère Jean sentit une odeur si divine que si tous les aromates et toutes les choses odoriférantes du monde avaient été réunis ensemble, ils eussent paru une puanteur en comparaison de cette odeur ; et frère Jean fut alors tout ravi en elle, et consolé, et illuminé, et cette odeur dura plu­sieurs mois dans son âme.

Et dorénavant, de sa bouche abreuvée à la fontaine de la divine sagesse dans la poitrine sacrée du Sauveur, sor­taient des paroles merveilleuses et célestes, qui transfor­maient les cœurs de qui les entendait et faisaient grand fruit dans les âmes. Et dans le sentier du bois, où se posèrent les pieds bénis du Christ, et loin alentour, frère Jean, sentait toujours cette odeur et voyait cette splendeur, quand il y allait longtemps après.

Frère Jean, revenant ensuite à lui après ce ravissement, et alors que la présence corporelle du Christ avait disparu, demeura si illuminé dans l’âme, si abîmé dans sa divinité, que, bien qu’il ne fût pas un homme lettré par l’étude humaine, il savait néanmoins résoudre et expliquer les ques­tions les plus subtiles et les plus hautes sur la Trinité divine, et les profonds mystères de la sainte Ecriture. Et bien des fois ensuite, parlant en présence du pape et des cardinaux, des rois, des barons, des maîtres et des docteurs, il les mettait tous en grande stupeur par les hautes paroles et les pro­fondes sentences qu’il disait.

A la louange du Christ. Amen.

Chapitre 50

Retour au sommaire

 

 

 

[1] Actus, 59 ; titre : Comment le Christ apparut à frère Jean de l’Alverne, qui, en embrassant le Christ, fut ravi en extase. Le texte des Actus dif­fère, çà et là, assez sensiblement de celui des Fioretti, mais le sens géné­ral est le même. Le bienheureux Jean de l’Alverne – cf. Acta Sanctorum, août, t. II, p. 459 et suiv. – naquit à Fermo en 1259, entra dans l’Ordre en 1272 et mourut, le 9 août 1322, sur l’Alverne, où il avait passé les dernières années de sa vie. Il fut non seulement un ascète, mais encore un ardent prédicateur, ainsi que le rappelle la Chronique des XXIV Généraux, p. 445.

[2] Pr 10 1.

[3] Le texte des Actus ne donne que dans le manuscrit de M. A.-G. Little, 42, l’indication que frère Jean de Fermo était aussi appelé frère Jean l’Alverne ; quant à l’allusion à sa mort, elle ne se trouve que dans les Fioretti. L’Alverne, la montagne sainte où saint François reçut les Stig­mates, vers la fête de l’Exaltation de la Sainte-Croix, c’est-à-dire vers le 14 septembre 1224, est située en Toscane, à sept lieues environ au nord-est d’Arezzo ; voir plus loin, p. 187, n. 7. Sur Fermo, voir chap. 51, n. 7.

[4] Chanoines réguliers de saint Augustin.

[5] L’un fu tutto serafico in ardore,

L’altro per sapienza in terra fue

Di cherubica luce uno splendore.

L’un fut tout séraphique en ardeur, l’autre, par sa sagesse, fut sur la terre une splendeur de lumière des chérubins, a dit Dante de saint Fran­çois et de saint Dominique, Paradis, XI, 37-39.

[6] Cette dernière phrase ne se trouve que dans les Fioretti.

[7] Ce hêtre fut abattu par le vent en 1518, et une chapelle fut construite à la place où il s’élevait. Sur les souvenirs du bienheureux Jean à l’Alverne, cf. P. S. Mencherini, O.F.M., Guida illustrata della Verna. Quaracchi, 1921, p. 268 et suiv.

[8] Actus : comme fait le prêtre quand il se retourne vers le peuple.

[9] Cf. Lc 7, 37-51 ; Jn 12 3-8 et 20 11-18.

[10] Dt 6 5 ; Mt 22 37.

Les commentaires sont fermés