CHAPITRE 48
COMMENT FRÈRE JACQUES DE MASSA VIT, SOUS LA FORME D’UN ARBRE, TOUS LES FRÈRES MINEURS DU MONDE, ET CONNUT LES VERTUS, LES MÉRITES ET LES VICES DE CHACUN [1] .
Frère Jacques de Massa, à qui Dieu ouvrit la porte de ses secrets, et donna parfaite science et intelligence de la divine Ecriture et des choses futures, fut de telle sainteté que frère Gilles d’Assise, frère Marc de Montino, frère Junipère et frère Lucide [2] dirent de lui qu’ils ne connaissaient au monde personne de plus grand auprès de Dieu.
Ce frère Jacques, j’eus grand désir de le voir, parce que, comme je priais frère Jean, compagnon dudit frère Gilles [3], de m’exposer certaines choses spirituelles, il me dit : « Si tu veux être bien instruit dans la vie spirituelle, fais en sorte de parler avec frère Jacques de Massa, parce que frère Gilles désirait d’être éclairé par lui et qu’à ses paroles on ne peut ni rien ajouter ni rien retrancher, car son esprit a pénétré les secrets du ciel, et ses paroles sont paroles de l’Esprit-Saint, et il n’est homme sur la terre que je désire autant de voir. »
Ce frère Jacques, au commencement du ministère de frère Jean de Parme [4], fut, une fois qu’il priait, ravi en Dieu et resta trois jours dans ce ravissement, en extase, privé de tout sentiment corporel ; et il demeura si insensible que les frères se demandaient s’il n’était pas mort. Et dans ce ravissement il lui fut révélé par Dieu ce qui devait être et advenir de notre Ordre ; aussi, quand je l’appris, mon désir augmenta de le voir et de m’entretenir avec lui.
Et quand il plut à Dieu que j’eusse la possibilité de lui parler, je le priai en ces termes : « Si ce que j’ai entendu dire de toi est vrai, je te prie de ne pas me le cacher. J’ai entendu que, quand tu demeuras trois jours comme mort, Dieu te révéla entre autres choses ce qui devait advenir dans notre Ordre ; et cela, c’est frère Matthieu, ministre de la Marche, qui l’a dit, lui à qui tu l’as révélé par obéissance. » Alors frère Jacques, avec grande humilité, lui avoua [5] que ce que disait frère Matthieu était vrai.
Et ses paroles, c’est-à-dire celles dudit frère Matthieu [6], ministre de la Marche, étaient les suivantes : « Je sais un frère à qui Dieu a révélé tout ce qui adviendra dans notre Ordre ; car frère Jacques de Massa m’a dit et fait connaître qu’après beaucoup de choses que Dieu lui révéla sur l’état de l’Eglise militante, il eut la vision d’un arbre très beau et très grand, dont les racines étaient d’or : ses fruits étaient des hommes, tous frères Mineurs. Ses branches principales étaient distinctes et en nombre égal à celui des provinces de l’Ordre, et chaque branche avait autant de frères qu’il y en avait dans la province représentée par cette branche ; il sut alors le nombre de tous les frères de l’Ordre et de chaque province, et aussi leurs noms et leurs âges, les conditions, les charges, les dignités, les grâces et les fautes de tous. Et il vit frère Jean de Parme à la cime de la branche du milieu de cet arbre ; et au faîte des branches qui entouraient cette branche du milieu, se tenaient les ministres de toutes les provinces. Après cela, il vit le Christ siéger sur un trône très grand et d’une éclatante blancheur ; et le Christ appelait saint François et lui donnait un calice plein de l’esprit de vie et le chargeait d’une mission en lui disant : « Va et visite tes frères, et donne-leur à boire de ce calice de l’esprit de vie, parce que l’esprit de Satan se lèvera contre eux et les frappera, et beaucoup d’entre eux tomberont et ne se relèveront point. » Et le Christ donna à saint François deux anges pour l’accompagner.
Et alors saint François vint présenter le calice de vie à ses frères, et il commença par le présenter à frère Jean, qui le prit et le but tout entier, en hâte et avec dévotion ; et aussitôt il devint tout lumineux comme le soleil. Et après lui, saint François le présentait successivement à tous les autres, et il y en avait peu parmi eux à le prendre avec le respect et la dévotion voulus et à le boire tout entier. Ceux qui le prenaient dévotement et le buvaient tout entier devenaient soudain resplendissants comme le soleil ; ceux qui le renversaient tout entier et ne le prenaient pas avec dévotion, devenaient noirs et sombres, difformes et horribles à voir ; ceux qui le buvaient en partie et en partie le renversaient, devenaient en partie lumineux et en partie se couvraient de ténèbres, plus ou moins, selon la mesure de ce qu’ils avaient bu ou répandu. Mais par-dessus tous les autres, le susdit frère Jean était resplendissant, lui qui avait le plus complètement bu le calice de vie, qui lui avait fait contempler profondément l’abîme de l’infinie lumière divine, dans laquelle il avait connu l’adversité et la tempête qui devaient s’élever contre ledit arbre, secouer et ébranler ses rameaux.
Pour cette raison, ledit frère Jean quitta la cime de la branche où il se tenait, et, descendant sous toutes les branches, il se cacha au pied du tronc de l’arbre, et il y demeurait tout pensif [7]. Et frère Bonaventure, qui avait bu une partie du calice et en avait renversé une autre, monta sur cette branche à l’endroit d’où frère Jean était descendu. Et comme il s’y trouvait, les ongles de ses mains devinrent des ongles de fer, aiguisés et tranchants comme des rasoirs ; et alors il quitta ce lieu où il était monté, et il voulait se jeter avec impétuosité et fureur sur frère Jean pour lui nuire. Ce que voyant, frère Jean cria fort et se recommanda au Christ qui siégeait sur le trône ; et à son cri, le Christ appela saint François, et lui donna une pierre à feu tranchante, et lui dit : « Va, et avec cette pierre rogne les ongles de frère Bonaventure, au moyen desquels il veut griffer frère Jean, en sorte qu’il ne puisse pas lui nuire. » Alors saint François vint et fit ce que le Christ lui avait ordonné.
Cela fait, se déchaîna une violente tempête, qui frappa l’arbre si fort que les frères tombaient à terre ; et d’abord tombaient ceux qui avaient entièrement renversé le calice de l’esprit de vie, et ils étaient emportés par les démons dans des lieux pleins de ténèbres et de châtiments. Mais frère Jean, ainsi que les autres qui avaient bu tout le calice, furent transportés par les anges dans un lieu de vie, et de lumière éternelle, et de splendeur bienheureuse. Et le susdit frère Jacques, qui voyait cette vision, saisissait et discernait, en détail et avec précision, ce qu’il voyait quant aux noms, conditions et états de chacun, qui lui devenaient clairs. Et cette tempête dura tant contre l’arbre qu’il tomba et que le vent l’emporta.
Et puis, aussitôt que cessa la tempête, des racines de cet arbre, qui étaient d’or, sortit un autre arbre tout d’or, qui produisit des feuilles, des fleurs et des fruits d’or. De cet arbre, de son épanouissement, de sa profondeur, de sa beauté, de son odeur, de sa vertu, mieux est actuellement de se taire que d’en parler [8]. »
A la louange du Christ. Amen.
[1] Ce chapitre, qui manquait dans les manuscrits anciennement connus des Actus, a été publié par Paul Sabatier, 75, d’après le Speculum vitae beati Francisci et sociorurn ejus, compilation du XVIe siècle, imprimée en 1504 ; titre : De la tribulation et de la réformation de l’Ordre. On le retrouve dans l’Histoire des Tribulations de l’Ordre des Mineurs, d’Ange Clareno, l’un des chefs les plus exaltés des Spirituels. Le manuscrit de M. A.-G. Little, 57, en donne une version qui, à quelques détails près, est la même que celle de l’Histoire des Tribulations. Les difficultés chronologiques que suscite le texte sont à peu près inextricables. Frère Jacques de Massa – Massa est un village à environ six lieues de Fermo – est mort vers 1260, et Ange Clareno, mort en 1337, n’est né que vers 1270. Puisqu’il n’a pu rencontrer frère Jacques, il paraît certain, à moins de très graves erreurs de dates, que ce n’est pas lui qui va parler à la première personne. Est-ce frère Hugolin de Monte Santa Maria ? Il est possible, car, d’après un passage de la IIIe Considération sur les Stigmates, frère Hugolin a été en relation avec frère Jacques de Massa. Quant au récit même de cette étrange vision, où saint Bonaventure est mis en si fâcheuse posture, il est évident qu’il ne faut l’accueillir qu’avec les plus prudentes réserves et un certain scepticisme : il est tiré de l’arsenal de guerre des Spirituels.
[2] La vie de frère Gilles et celle de frère Junipére, de sainte et joyeuse mémoire, sont racontées dans la Chronique des XXIV Généraux, p. 54 et suiv. ; cf. chap. 26, n. 12 et chap. 34, n. 2. Frère Marc de Montino serait, d’après cette Chronique, le même que frère Matthieu dont il sera question plus loin. Sur frère Lucide, voir chap. 42, n. 2.
[3] D’après la Chronique des XXIV Généraux, p. 262, ce frère Jean aurait été un des informateurs des auteurs de la Légende dite des Trois Compagnons.
[4] Jean de Parme fut élu Ministre général au chapitre de Lyon, le 13 juillet 1247.
[5] Sic ! Le contexte exigeait évidemment : m’avoua. Le traducteur italien a remanié le récit latin dont la forme diffère assez sensiblement de celle des Fioretti.
[6] Texte de l’Histoire des Tribulations : « Ce frère Jacques m’a dit et fait connaître… »
[7] Allusion à la démission de Jean de Parme, donnée au chapitre général tenu à Rome le 2 février 1250. Le Bienheureux Jean de Parme, dont la fête est célébrée le 20 mars, avait essayé de ramener l’Ordre aux traditions primitives et à la stricte observance de la Règle et du Testament : « Tu es venu bien et à propos, mais tu es venu trop tard », lui avait dit frère Gilles au moment de son élection comme Ministre général. Mais Jean de Parme était joachimite, c’est-à-dire partisan de Joachim de Flore, moine calabrais, mort en 1202, dont les doctrines, sur l’avènement d’un âge nouveau qui serait celui du Saint-Esprit, avaient exercé une profonde influence au XIIIe siècle, en particulier chez les frères Mineurs, et avaient été condamnées, le 23 octobre 1255, par Alexandre IV. Sur Joachim de Flore, cf. Dante, Paradis, XII, 139-141. Saint Bonaventure, élu Ministre général après la démission de Jean de Parme qui l’avait désigné pour cette charge, dut intenter contre lui un procès pour hérésie, qui se termina soit par une absolution, soit par une condamnation suivie d’une mesure de grâce, due à l’intervention du cardinal Ottoboni, le futur Adrien V. Le récit des Fioretti, quelle qu’en soit la source, n’est qu’une allégorie de ce procès, sur lequel il est bien difficile d’avoir une juste opinion, car il n’en existe qu’une version, celle d’Ange Clareno, dont la partialité est certaine. Le silence de Fra Salimbene, joachimite lui-même, et très favorable à Jean de Parme, est d’autant plus surprenant que cet amusant chroniqueur était à l’affût de toutes les nouvelles, pour ne pas dire de tous les « potins ». Les historiens ont porté les jugements les plus divers sur le rôle joué par saint Bonaventure dans le procès ; cf. E. Gilson. La philosophie de saint Bonaventure, Paris, 1924, p. 22 et suiv. Jean de Parme, après sa démission, vécut encore plus de trente ans à Greccio ; il mourut à Camerino le 20 mars 1289.
[8] La vision de l’arbre, qui aurait eu lieu vers 1247, est certainement une prophétie écrite « après l’événement ». Ici, l’auteur essaie de prophétiser réellement, mais sans aucun succès. La même aventure est d’ailleurs arrivée à Dante ! Voir, en particulier, Purgatoire, XXXIII, 34-51.