FIORETTO 45

CHAPITRE 45

 DE LA CONVERSION, DE LA VIE, DES MIRACLES ET DE LA MORT DU SAINT FRÈRE JEAN DE LA PENNA [1] .

A frère Jean de la Penna, encore enfant et séculier dans la province de la Marche, il apparut une nuit un très bel enfant, qui l’appela en disant : « Jean, va à Saint-Etienne [2] où prêche un de mes frères, crois à sa doctrine et agis selon ses paroles, car c’est moi qui l’ai envoyé là ; cela fait, tu as à faire un grand voyage, et puis tu viendras à moi. » A ces mots, cet enfant se leva aussitôt et sentit un grand change­ment dans son âme. Il alla à Saint-Etienne et y trouva une grande multitude d’hommes et de femmes qui étaient là pour entendre la prédication. Et celui qui devait prêcher était un frère qui s’appelait frère Philippe [3], un des premiers frères venus dans la Marche d’Ancône ; il n’y avait à cette époque que peu de couvents établis dans la Marche.

Ce frère Philippe monta en chaire pour prêcher, et prê­cha très pieusement non pas avec des paroles de science humaine, mais avec la vertu de l’esprit du Christ, annon­çant le royaume de la vie éternelle. La prédication terminée, cet enfant alla trouver ledit frère Philippe et lui dit : « Mon père, s’il vous plaisait de me recevoir dans l’Ordre je ferais volontiers pénitence et je servirais Notre-Seigneur Jésus-Christ. » Frère Philippe, voyant et reconnaissant dans cet enfant une merveilleuse innocence et une prompte volonté de servir Dieu, lui dit : « Tu viendras me trouver tel jour à Recanati [4], et je te ferai recevoir. » Dans ce couvent, devait se tenir un chapitre provincial. De ce fait, l’enfant, qui était très pur, conclut que c’était là le grand voyage qu’il devait faire, selon la révélation qu’il avait eue et qu’il s’en irait ensuite au paradis ; ainsi croyait-il faire aussitôt qu’il serait reçu dans l’Ordre. Il alla donc et fut reçu.

Voyant alors que ce qu’il avait pensé ne s’accomplissait pas, et le ministre disant au chapitre qu’à quiconque vou­drais aller dans la province de Provence, avec le mérite de la sainte obéissance, il lui en donnerait volontiers la permis­sion [5], il lui vint un très grand désir de s’y rendre, car il pensait dans son cœur que c’était là le grand voyage qu’il devait faire avant d’aller au paradis ; mais il avait honte de le dire. Finalement, il se confia au susdit frère Philippe qui l’avait fait recevoir dans l’Ordre, et il le pria affectueuse­ment de lui obtenir la grâce d’aller dans la province de Provence. Alors frère Philippe, voyant sa pureté et la sainteté de son intention, lui obtint cette grâce ; aussi frère Jean se mit-il en route avec une grande joie, bien persuadé qu’à la fin de ce voyage, il s’en irait au paradis.

Mais, comme il plut à Dieu, il passa vingt-cinq ans dans cette province, en cette attente et en ce désir, menant une vie très honnête, et très sainte, et très exemplaire, croissant toujours dans la vertu et dans la grâce de Dieu et du peu­ple ; et il était extrêmement aimé des frères et des séculiers.

Comme un jour frère Jean était pieusement en prière et pleurait et se lamentait, parce que son désir ne s’accomplis­sait pas et que son pèlerinage en cette vie se prolongeait trop, le Christ béni lui apparut dont la vue fit se fondre son âme ; et le Christ lui dit : « Frère Jean, mon fils, demande-moi ce que tu voudras. » Il répondit : « Mon Seigneur, je ne sais te demander rien autre que toi-même, car je ne désire aucune autre chose ; mais je te prie seulement de me pardonner tous mes péchés et de me donner la grâce de te revoir une autre fois quand j’en aurai le plus besoin. » Le Christ lui dit : « Ta prière est exaucée. » Et cela dit, il par­tit, et frère Jean resta tout consolé et réconforté.

A la fin, les frères de la Marche ayant entendu le bruit de sa sainteté, firent tant auprès du Général qu’il lui envoya l’obédience [6] de retourner dans la Marche ; ayant reçu cette obédience, il se mit joyeusement en route, pensant qu’à la fin de ce voyage il devait s’en aller au ciel, selon la pro­messe du Christ. Mais après être retourné dans la province de la Marche, il y vécut trente ans, et aucun de ses parents ne le reconnaissait plus [7] ; et chaque jour il attendait que la miséricorde de Dieu lui tînt sa promesse. Et pendant ce temps, il remplit plusieurs fois l’office de gardien avec grande discrétion, et Dieu accomplit par lui beaucoup de miracles.

Et parmi les autres dons qu’il reçut de Dieu, il eut l’esprit de prophétie ; ainsi une fois, comme il était hors du couvent, un de ses novices fut attaqué par le démon et si fortement tenté que, cédant à la tentation, il résolut en lui­-même de sortir de l’Ordre aussitôt que frère Jean serait ren­tré ; or frère Jean connut par esprit de prophétie cette ten­tation et ce dessein, revint incontinent au logis, appela près de lui ce novice, et lui dit qu’il voulait qu’il se confessât. Mais avant de le confesser, il lui raconta en détail toute sa tentation, comme Dieu le lui avait révélé, et conclut : « Mon fils, parce que tu m’as attendu et que tu n’as pas voulu partir sans ma bénédiction, Dieu t’a accordé la grâce de ne jamais sortir de cet Ordre, mais tu mourras dans l’Ordre avec la grâce divine. » Alors ce novice fut confirmé dans son bon propos et il resta dans l’Ordre où il devint un saint frère.

Et toutes ces choses me furent rapportées à moi frère Hugolin [8] par ledit frère Jean.

C’était un homme à l’âme pleine de joie et de sérénité, un homme qui parlait rarement, de grande oraison et dévo­tion, et en particulier après Matines il ne retournait jamais à sa cellule, mais il restait en prière dans l’église jusqu’au jour. Et une nuit qu’après Matines il était en prière, l’ange de Dieu lui apparut et lui dit : « Frère Jean, ton voyage est terminé, dont tu as si longtemps attendu la fin ; aussi je te préviens de la part de Dieu de demander telle grâce que tu voudras. Et je te préviens aussi de choisir ce que tu vou­dras ; ou un jour de purgatoire, ou sept jours de souffran­ces en ce monde. » Et frère Jean ayant choisi plutôt sept jours de souffrances en ce monde, il tomba aussitôt malade de diverses maladies ; car une violente fièvre le prit, et la goutte aux pieds et aux mains et des douleurs au flanc et beaucoup d’autres maux ; mais ce qui pour lui était le pire, c’est qu’un démon se tenait devant lui, ayant en mains une grande feuille de papier sur laquelle étaient écrits tous les péchés qu’il avait faits ou pensés, et qui lui disait : « Pour ces péchés que tu as commis par pensées ou par actions, tu es damné au plus profond de l’enfer. » Et il ne se souvenait ni d’avoir jamais fait aucun bien, ni d’être dans l’Ordre, ni d’y avoir jamais été ; mais il pensait qu’il était damné comme le démon le disait. Aussi quand on lui demandait comment il allait, il répondait : « Mal, car je suis damné. »

Les frères, voyant cela, envoyèrent chercher un vieux frère qui s’appelait frère Matthieu de Monte Rubbiano [9], qui était un saint homme et un grand ami de ce frère Jean. Et ledit frère Matthieu arriva près de lui le septième jour de sa tribulation, le salua et lui demanda comment il allait. Il lui répondit qu’il allait mal parce qu’il était damné. Alors frère Matthieu dit : « Ne te souviens-tu pas que tu t’es sou­vent confessé à moi et que je t’ai pleinement absous de tous tes péchés ? Ne te souviens-tu pas encore que tu as servi Dieu dans cet Ordre pendant beaucoup d’années ? Ensuite, ne te souviens-tu pas que la miséricorde de Dieu est plus grande que tous les péchés du monde, et que le Christ béni, notre Sauveur, a payé, pour nous racheter, un prix infini ? Aussi aie bonne espérance, car tu es certainement sauvé. » Et sur ces paroles, car le terme de sa purification était arrivé, la tentation disparut et la consolation vint.

Et avec une grande joie, frère Jean dit à frère Mat­thieu : « Comme tu es fatigué et qu’il se fait tard, je te prie d’aller te reposer. » Et frère Matthieu ne voulait pas le quit­ter ; mais finalement, sur ses vives instances, il prit congé de lui et alla se reposer. Et frère Jean resta seul avec le frère qui le servait. Et voici que le Christ béni vint, entouré une très grande splendeur et d’une suavité excessive de parfums, ainsi qu’il lui avait promis de lui apparaître une autre fois quand il en aurait le plus besoin, et il le guérit parfaitement de tous ses maux. Alors frère Jean, les mains jointes, lui rendit grâce d’avoir terminé si heureusement son grand voyage de la présente vie misérable, se remit aux mains du Christ et rendit son âme, passant de cette vie mortelle à la vie éternelle avec le Christ béni, qu’il avait si longtemps désiré et attendu. Et ledit frère Jean repose dans le couvent de Penna San Giovanni.

A la louange du Christ. Amen.

Chapitre 46

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[1] Chapitre publié par Paul Sabatier d’après un manuscrit des Actus autre que celui qu’il a édité et où ce récit manquait, 69 ; titre : Comment un ange du Seigneur s’entretint avec frère Jean de Penna, quand il était encore enfant et en habit séculier. Un texte plus voisin de la version ita­lienne est donné par le manuscrit de M. A.-G. Little, 51 ; titre : De frère Jean de Penna et de ce que lui dit un ange. Ce frère Jean de Penna mourut vers 1274. Il est peu probable que ce soit le même que le frère Jean de Penna qui, d’après la Chronique de Jourdain de Giano, 5, fut envoyé en Allemagne après le chapitre général de 1219, et qui, en 1231, fut chargé d’une mission par Jourdain lui-même, à cette époque custode de Thuringe, Chronique, 60. Penna, ou Penna San Giovanni, se trouve entre Macerata et Ascoli.

[2] Petite localité au sud de Penna San Giovanni.

[3] Frère Philippe le Long fut des onze premiers compagnons de saint Fran­çois ; voir chap. 1, n. 10. Il devint visiteur des Pauvres Dames et essaya, pendant le voyage du Saint en Orient, d’obtenir de Rome des privilèges en leur faveur, ce dont saint François fut très attristé. Il n’est cependant pas certain que le frère Philippe dont il est ici question, soit bien le même personnage que frère Philippe le Long.

[4] A six lieues environ au sud d’Ancône.

[5] Ce chapitre provincial de Recanati ressemble singulièrement à un chapitre général et en particulier à celui de 1219 dont il a été question ci-dessus, n. 1 ; une confusion de l’auteur paraît bien probable.

[6] Ordre écrit.

[7] Cette phrase ne figure dans aucun des deux textes latins.

[8] Sur ce frère, voir l’Introduction, et chap. 41, n. 7. L’incunable, imprimé à Milan en 1477, sur lequel le P. Godefroy, O.M. Cap., a établi sa tra­duction des Fioretti, publiée à Paris en 1947, donne ici une curieuse ver­sion. La phrase : « Et toutes ces choses me furent rapportées… » n’y est pas reproduite, mais la phrase précédente se termine ainsi : « … il resta dans l’Ordre où il devint saint Hugolin. » Le P. Godefroy, p. 42 et, suiv., identifie ce « saint Hugolin » avec le bienheureux Hugolin de Fabriano, frère jumeau de frère Jacquet de la Marche. Hugolin disparaît donc ici, ainsi d’ailleurs que dans plusieurs manuscrits, comme auteur des Actus-Fioretti. Mais il reparaît avec ce titre, au chapitre 73 des Actus, dans le manuscrit de M. A.-G. Little. Le problème n’est pas simplifié !

[9] Monte Rubbiano, à deux lieues environ au sud de Fermo. Sur frère Mat­thieu, on ne sait rien, si ce n’est qu’il était dans l’Ordre en 1245. Il est de nouveau cité aux chapitres 48 et 51.

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