FIORETTO 41

CHAPITRE 41

COMMENT LE VÉNERABLE FRÈRE SIMON DÉLIVRA D’UNE GRANDE TENTATION UN FRÈRE, QUI POUR CETTE RAISON VOULAIT SORTIR DE L’ORDRE [1].

Vers le début de l’Ordre, du vivant de saint François, il vint à l’Ordre un jeune homme d’Assise qui fut appelé frère Simon ; Dieu l’orna et le dota de tant de grâce et d’une telle contemplation et élévation d’esprit, que sa vie entière était un miroir de sainteté, selon ce que j’ai appris de ceux qui vécurent longtemps avec lui. On ne le voyait que très rarement hors de sa cellule ; si parfois il restait en compa­gnie des frères, toujours il parlait de Dieu.

Il n’avait jamais appris la grammaire [2], et néanmoins il parlait de Dieu et de l’amour du Christ d’une manière si profonde et si sublime que ses paroles paraissaient paroles surnaturelles. Ainsi, comme il était allé un soir dans le bois avec frère Jacques de Massa [3] pour parler de Dieu, et qu’il parlait avec une douceur infinie de l’amour divin, ils passè­rent toute la nuit en cet entretien, et le matin il ne leur parut être restés là qu’un temps très court, d’après ce que me rapporta ledit frère Jacques [4].

Ce frère Simon recevait dans une telle suavité et douceur de l’Esprit-Saint les divines illuminations et les visites d’amour de Dieu que souvent, quand il les sentait venir, il se couchait sur son lit, parce que la paisible suavité de l’Esprit-Saint exigeait en lui non seulement le repos de l’âme mais aussi celui du corps. Et au cours de ces visitations divines il était souvent ravi en Dieu et il devenait complète­ment insensible aux choses corporelles. Une fois donc qu’il était ainsi ravi en Dieu, et qu’insensible au monde il brûlait intérieurement du divin amour et ne sentait rien du dehors avec les sens corporels, un frère voulant s’assurer par expé­rience qu’il était bien tel qu’il paraissait, alla prendre un charbon ardent et le posa sur son pied nu : frère Simon ne le sentit en rien, et il ne lui laissa aucune marque sur le pied, bien qu’il y restât si longtemps qu’il finit par s’étein­dre de lui-même.

Ce frère Simon, quand il se mettait à table, avant de prendre la nourriture corporelle, prenait pour lui-même et donnait aux autres la nourriture spirituelle en parlant de Dieu. Ses pieux discours firent se convertir une fois un jeune homme de San Severino [5], qui était dans le siècle un jeune homme très vain et mondain ; il était de sang noble et d’un corps très délicat. Et frère Simon, quand il reçut ce jeune homme dans l’Ordre, conserva près de lui ses vête­ments séculiers ; il demeurait avec frère Simon pour être ins­truit par lui dans les observances régulières. Mais le démon, qui s’ingénie à faire obstacle à tout bien mit en lui un si vif aiguillon et une si ardente tentation de la chair, qu’il ne pouvait en aucune manière y résister. Pour ce motif, il alla trouver frère Simon et lui dit : « Rends-moi mes vêtements que j’apportai du siècle, car je ne puis plus résister à la ten­tation charnelle. » Et frère Simon, qui avait grande pitié de lui, lui disait : « Assieds-toi ici un peu, mon fils, avec moi. » Et il se mettait à lui parler de Dieu, et toute tenta­tion disparaissait ; puis avec le temps la tentation revenait, il redemandait ses vêtements, et frère Simon la chassait en lui parlant de Dieu.

Et cela s’étant produit plusieurs fois, une nuit finalement cette tentation l’assaillit si fort, plus qu’elle n’avait cou­tume, que, ne pouvant pour rien au monde y résister, il alla trouver frère Simon et lui redemanda énergiquement ses habits séculiers, car en aucune manière il n’y pouvait plus tenir. Alors frère Simon, comme il avait coutume de le faire, le fit asseoir à côté de lui ; et comme il lui parlait de Dieu, le jeune homme pencha la tête dans le sein de frère Simon, par mélancolie et par tristesse. Alors frère Simon, dans la grande pitié qu’il avait pour lui, leva les yeux au ciel et, comme il priait Dieu pour lui avec une très grande dévotion, il fut ravi en extase et exaucé par Dieu ; aussi, quand il revint à lui, le jeune homme se sentit entièrement délivré de cette tentation, comme s’il ne l’avait jamais éprouvée.

Et même, l’ardeur de la tentation s’étant muée en ardeur de l’Esprit-Saint, parce qu’il s’était approché de ce charbon embrasé qu’était frère Simon, il devint tout enflammé de l’amour de Dieu et du prochain ; et cela à tel point qu’un malfaiteur ayant, une fois, été pris, à qui l’on devait arracher les yeux, il alla, par compassion, trouver hardiment le recteur en plein conseil, et, avec beaucoup de larmes et de pieuses prières, il demanda qu’il lui fut arraché un oeil et au malfaiteur un autre, afin qu’il ne restât pas privé des deux. Mais le recteur et le conseil, voyant la grande ferveur de charité de ce frère, firent grâce à l’un et à l’autre.

Un jour que le susdit frère Simon était dans le bois en prière et qu’il sentait dans son âme une grande consolation, une bande de corneilles commencèrent à l’importuner de leurs cris ; ce pourquoi il leur ordonna au nom de Jésus de partir et de ne plus revenir [6] . Ces oiseaux s’en allèrent alors, et depuis ce jour on ne les vit ni ne les entendit jamais plus, ni là, ni dans toute la contrée d’alentour. Et ce miracle fut bien connu dans toute la custodie de Fermo, où se trouvait ce couvent [7].

A la louange du Christ. Amen.

Chapitre 42

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[1] Ce chapitre qui manquait dans le manuscrit des Actus de Paul Sabatier, a été publié par lui, 73, d’après la Chronique des XXIV Généraux, p. 159 et suiv. et avec le titres des Fioretti. Le manuscrit de M. A.-G. Little donne un texte latin beaucoup plus voisin de la version italienne, 48 ; titre : Du frère Simon d’Assise et de sa vie merveilleuse. Frère Simon, qui mourut en 1250, est cité à plusieurs reprises dans la Chronique des XXIV Généraux, éd. c., p. 159 et suiv., où nous le voyons en sainte conversation avec frère Gilles, frère Rufin et frère Juni­père. D’après la Chronique des Tribulations d’Ange Clareno, il aurait été du nombre des zélateurs poursuivis par le Ministre général Crescent de lesi ; cf. P. Sabatier, éd. des Actus, p. 209, n. 1.

[2] La langue latine.

[3] Sur frère Jacques de Massa, voir chap. 48.

[4] Cette dernière indication manque dans les deux textes latins.

[5] Dans la Marche, à cinquante kilomètres au sud-ouest d’Ancône.

[6] Saint François se contenta de faire taire les hirondelles sans leur ordon­ner de s’en aller ; voir chap. 16.

[7] Le nom du couvent est donné dans les deux textes latins : Brunforte. La custodie était une subdivision, aujourd’hui supprimée, des provinces fran­ciscaines. Fermo se trouve à cinquante kilomètres environ au sud-est d’Ancône, non loin de l’Adriatique. Dans le manuscrit de M. A.-G. Little, ce chapitre se termine ainsi : « Et moi, frère Hugolin de Monte Santa Maria, je fus à Brunforte pendant trois ans et j’ai vu de mes yeux ce miracle, bien connu tant des séculiers que des frères de toute la custodie ».

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