FIORETTO 40

CHAPITRE 40

 DU MIRACLE QUE DIEU FIT LORSQUE SAINT ANTOINE, ÉTANT A RIMINI, PRÊCHA AUX POISSONS DE LA MER [1].

Le Christ béni voulant montrer la grande sainteté de son très fidèle serviteur saint Antoine, et combien dévotement il fallait entendre sa prédication et sa sainte doctrine, se servit une fois entre autres des animaux sans raison, c’est-à-dire des poissons, pour reprendre la sottise des infidèles héréti­ques [2], à la manière dont il avait jadis dans le vieux Testa­ment repris par la bouche de l’ânesse l’ignorance de Balaam [3].

Saint Antoine était donc une fois à Rimini où il y avait une grande multitude d’hérétiques, et il voulait les ramener à la lumière de la vraie foi et dans le chemin de la vérité : pendant plusieurs jours il leur prêcha et disputa avec eux de la foi du Christ et de la sainte Ecriture ; mais non seule­ment ils ne se rendaient point à ses saints discours, mais même, comme endurcis et obstinés, ils ne voulaient pas l’écouter : aussi, un jour, par divine inspiration, saint Antoine s’en alla à l’embouchure du fleuve [4] au bord de la mer ; et se tenant sur la rive entre la mer et le fleuve, il commença, comme s’il prêchait, par dire aux poissons de la part de Dieu : « Ecoutez la parole de Dieu, vous, poissons de la mer et du fleuve, puisque les infidèles hérétiques refu­sent de l’entendre. » A peine eut-il ainsi parlé qu’il vint aus­sitôt vers lui, à la rive, une telle multitude de poissons, grands, petits et moyens, que jamais dans toute cette mer et ce fleuve on n’en avait vu une si grande quantité ; et tous tenaient la tête hors de l’eau et demeuraient attentifs tour­nés vers le visage de saint Antoine, tous en très grande paix, en très grand calme, en très grand ordre : car au pre­mier rang et le plus près de la rive se tenaient les plus petits poissons, et derrière eux les poissons moyens, et en arrière encore, où l’eau était plus profonde, les plus grands pois­sons [5].

Les poissons étant donc ainsi rangés en tel ordre et dis­position, saint Antoine commença à leur prêcher solennelle­ment ; il parla ainsi : « Mes frères les poissons, vous êtes fort obligés, selon votre pouvoir, de rendre grâces à votre Créateur, qui vous a donné un si noble élément pour votre habitation, en sorte qu’à votre choix vous avez des eaux douces et des eaux salées ; il vous a donné beaucoup de refuges pour éviter les tempêtes ; il vous a encore donné un élément clair et transparent et la nourriture qui vous per­mette de vivre. Dieu, votre créateur courtois et plein de bonté, quand il vous créa, vous donna l’ordre de croître et de vous multiplier, et vous donna sa bénédiction [6]. Puis, au déluge universel, alors que mouraient tous les autres ani­maux, Dieu vous conserva seuls sans dommage [7]. Ensuite il vous a donné des nageoires pour pouvoir aller çà et là par­tout où il vous plaît. A vous il fut accordé, par le comman­dement de Dieu, de garder le prophète Jonas et après trois jours de le rejeter à terre sain et sauf [8]. Vous avez offert le cens à Notre-Seigneur Jésus-Christ qui, comme un petit pauvre, n’avait pas de quoi payer [9]. Par un mystère singu­lier, vous avez été la nourriture de l’éternel roi Jésus-Christ avant et après sa résurrection [10]. Pour tout cela, vous êtes extrêmement obligés de louer et de bénir Dieu, qui vous a donné tant de bienfaits de plus qu’aux autres créatures [11] ».

A ces paroles et enseignements, et autres semblables, de saint Antoine, les poissons commencèrent à ouvrir la bou­che et à incliner la tête, et par ces signes de respect et d’autres encore, ils louaient Dieu comme il leur était possi­ble. Alors saint Antoine, voyant un tel respect des poissons envers Dieu leur créateur, se réjouit en esprit et dit à haute voix : « Béni soit le Dieu éternel, parce que les poissons des eaux l’honorent plus que ne le font les hommes hérétiques, et que les animaux sans raison écoutent mieux sa parole que les hommes infidèles. » Et plus saint Antoine prêchait, plus croissait la multitude des poissons, et pas un ne quittait la place qu’il avait prise.

A ce miracle, les gens de la ville commencèrent d’accou­rir et, parmi eux, y vinrent même les susdits hérétiques, qui, voyant le miracle si merveilleux et manifeste, le cœur touché de componction, se jetèrent tous aux pieds de saint Antoine pour entendre sa prédication. Alors saint Antoine com­mença de prêcher sur la foi catholique et prêcha si noble­ment sur ce sujet qu’il convertit tous ces hérétiques et les fit retourner à la vraie foi du Christ ; tous les fidèles en demeurèrent en grande allégresse, réconfortés et fortifiés dans la foi. Cela fait, saint Antoine congédia les poissons avec la bénédiction de Dieu, et tous s’en allèrent donnant de merveilleux signes d’allégresse ; et le peuple fit de même.

Puis saint Antoine resta à Rimini pendant nombre de jours, prêchant et produisant beaucoup de fruits spirituels dans les âmes.

A la louange du Christ. Amen.

Chapitre 41

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[1] Actus, 49 ; titre : Comment saint Antoine, en prêchant aux poissons, convertit à la fois beaucoup d’hérétiques. Jean Rigauld, qui écrivait à la fin du XIIIe siècle ou au début du XIVe, place près de Padoue le lieu de cette prédication, (cf. La Vie de saint Antoine de Padoue, par Jean Rigauld, Traduction A. Masseron, Paris, Ed. Franciscaines, 1956, p. 96).

[2] Les Cathares ou Patarins.

[3] Nb 22 22-35.

[4] La Marecchia.

[5] Les manœuvres des poissons pour se ranger en bon ordre sont décrites avec beaucoup plus de détails dans les Actus ; on y voit, en particulier, la foule innombrable des petits poissons se hâter : « comme des pèlerins vers une indulgence… ».

[6] Gn 1 20-22.

[7] Gn 6-7.

[8] Jon 2 1-11.

[9] Mt 17 23-26.

[10] Mt 15 32-37 ; Lc 24 41-43 ; Jn 21 1-14.

[11] Il est à peine besoin de faire remarquer que ce sermon est une réplique, un peu pâle et beaucoup moins poétique que le modèle, du sermon aux oiseaux, chap. 16. Il y a à la basilique inférieure d’Assise un vitrail qui représente la prédication de saint Antoine aux poissons et qui est du XIVe, siècle, donc à peu près contemporain de la rédaction des Actus.

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