FIORETTO 18

CHAPITRE 18

DU MERVEILLEUX CHAPITRE QUE TINT SAINT FRANÇOIS A SAINTE-MARIE DES ANGES, OÙ IL Y EUT PLUS DE CINQ MILLE FRÈRES [1].

Le très fidèle serviteur du Christ, saint François, tint une fois un chapitre à Sainte-Marie des Anges, et à ce chapitre se trouvèrent réunis plus de cinq mille frères ; et il y vint saint Dominique, chef et fondateur de l’Ordre des frères Prêcheurs ; il se rendait alors de Bourgogne à Rome, et apprenant la réunion du chapitre que faisait saint François dans la plaine de Sainte-Marie des Anges, il l’alla voir avec sept frères de son Ordre [2].

Il y eut encore audit chapitre un cardinal très dévoué à saint François, et à qui celui-ci avait prophétisé qu’il devien­drait pape, comme il le fut en effet [3] ; ce cardinal était venu avec empressement de Pérouse, où se trouvait la cour ponti­ficale, à Assise ; et chaque jour, il venait voir saint François et ses frères ; parfois il chantait la messe, et parfois il prê­chait aux frères en chapitre.

Et ce cardinal éprouvait une très grande joie et dévotion, quand il venait visiter ce saint collège et qu’il voyait, dans cette plaine autour de Sainte-Marie des Anges, les frères assis par groupes, ici soixante, là cent, ailleurs deux ou trois cents réunis et tous occupés seulement à s’entretenir de Dieu, plongés dans la prière, dans les larmes, dans les exer­cices de charité, et se tenant dans un tel silence et avec une telle modestie qu’on n’entendait là ni rumeur ni murmure ; et s’émerveillant de voir une telle multitude si bien ordon­née, il disait parmi des larmes et avec grande dévotion : « Vraiment, c’est ici le camp et l’armée des Chevaliers de Dieu ! »

On n’entendait personne dans une telle multitude parler de fables ou de plaisanteries, mais partout où se réunissait un groupe de frères, ou ils priaient, ou ils disaient l’office, ou ils pleuraient leurs péchés et ceux de leurs bienfaiteurs, ou ils s’entretenaient du salut des âmes. Et il y avait dans ce champ des abris faits de claies et de nattes, répartis en groupes selon les frères des diverses provinces. Et ce chapi­tre s’appela pour cela le chapitre des claies ou des nattes. Leurs lits étaient la terre nue, et quelques-uns avaient un peu de paille ; les oreillers étaient une pierre ou du bois.

C’est pourquoi qui les voyait ou entendait avait pour eux tant de dévotion, et si grand était le renom de leur sain­teté, que, de la cour du pape qui était alors à Pérouse, et des autres lieux du val de Spolète, venaient les visiter beau­coup de comtes et de barons et de chevaliers et autres gen­tilshommes, et beaucoup de gens du peuple, et des cardi­naux, et des évêques, et des abbés, et encore d’autres clercs, pour voir cette assemblée si sainte, si grande, si humble, que le monde n’avait jamais vu tant de saints hommes réu­nis. Et ils venaient surtout pour voir le chef et le père très saint de toute cette sainte gent, lui qui avait ravi au monde une si belle proie et rassemblé un si beau et si pieux trou­peau pour suivre les traces du véritable pasteur Jésus-Christ.

Tout le chapitre général étant donc réuni, le saint père de tous et ministre général [4] saint François, dans la ferveur de l’inspiration, leur annonça la parole de Dieu et leur prê­cha à haute voix ce que l’Esprit-Saint lui faisait dire ; et pour sujet de son sermon, il prit ces paroles : « Mes fils, nous avons promis de grandes choses, mais bien plus gran­des sont celles que Dieu nous a promises ; tenons celles que nous avons promises, et attendons avec certitude celles qui nous ont été promises. Bref est le plaisir du monde, mais la peine qui le suit est éternelle. Petite est la peine de cette vie, mais la gloire de l’autre vie est infinie [5]. » Et prêchant très dévotement sur ces paroles, il réconfortait les frères et il les exhortait à l’obéissance et au respect envers la sainte mère l’Eglise, à la charité fraternelle, à prier pour tout le peuple de Dieu, à avoir patience dans les adversités de ce monde et modération dans la prospérité, à conserver une pureté et une chasteté angéliques, à demeurer en paix avec Dieu, avec les hommes et avec leur propre conscience, à aimer et à observer la très sainte pauvreté. Et sur ce point, il leur dit : « Par le mérite de la sainte obéissance, je vous commande, à vous tous qui êtes réunis ici, que nul de vous n’ait ni soin ni souci du manger ou du boire ou des choses nécessaires au corps, mais que vous vous attachiez seulement à prier et à louer Dieu, et que tout le soin de votre corps, vous le lui laissiez, parce qu’il s’occupe spécialement de vous. » Et tous tant qu’ils étaient, ils reçurent cet ordre d’un cœur plein d’allégresse et le visage joyeux. Et le sermon de saint Fran­çois terminé, ils se jetèrent tous en prière.

Or, saint Dominique, qui était présent à toutes ces cho­ses, s’étonna fortement de l’ordre de saint François, et il le trouvait indiscret, ne pouvant imaginer comment une telle multitude se pourrait diriger sans avoir ni soin ni souci des choses nécessaires au corps.

Mais le pasteur suprême, le Christ béni, voulant montrer comment il a soin de ses brebis et quel amour singulier il a pour ses pauvres, inspira aussitôt aux gens de Pérouse, de Spolète, de Foligno, de Spello, d’Assise et des autres lieux environnants, de porter à manger et à boire à cette sainte assemblée. Et voici tout-à-coup venir de ces lieux des gens avec des bêtes de somme, des chevaux, des charrettes, char­gés de pain et de vin, de fèves et de fromage, et d’autres bonnes choses à manger, selon qu’il était nécessaire aux pau­vres du Christ. Outre cela, ils apportaient des nappes et des cruches et des verres et d’autres vases qui étaient nécessaires pour une telle multitude. Et bienheureux s’estimait qui pou­vait apporter le plus de choses, ou servir avec le plus d’empressement, au point que même les chevaliers et les barons et autres gentilshommes qui étaient venus pour voir, se mettaient à servir les frères avec humilité et dévotion.

C’est pourquoi saint Dominique, voyant tout cela et constatant qu’en vérité la providence divine s’employait pour eux, reconnut humblement que c’est à tort qu’il avait jugé indiscret le commandement de saint François, et s’age­nouillant devant lui, il avoua humblement sa faute et ajouta : « Dieu prend vraiment un soin spécial de ces saints petits pauvres et je ne le savais pas ; et je promets d’obser­ver désormais la sainte pauvreté évangélique ; et je maudis de la part de Dieu tous les frères de mon Ordre qui auront dans cet Ordre la présomption de posséder quelque chose en propre 6.» Ainsi saint Dominique fut très édifié de la foi du très saint François 7, et de l’obéissance et de la pauvreté d’une assemblée si grande et si bien ordonnée, et de la pro­vidence divine et de la copieuse abondance de tous biens.

A ce même chapitre, on dit à saint François que des frè­res portaient le cilice sur leurs chairs et des cercles de fer, et que beaucoup en tombaient malades, et que quelques-uns en mouraient, et que beaucoup en étaient empêchés de prier. C’est pourquoi saint François, en père très discret, com­manda au nom de la sainte obéissance, que quiconque por­tait un cilice ou un cercle de fer le retirât et le posât devant lui. Et ainsi firent-ils. Et l’on compta bien cinq cents cilices de fer et encore plus de cercles, portés aux bras ou comme ceintures, si nombreux qu’ils en firent un grand tas ; et saint François les fit tous laisser là 8.

Puis, le chapitre terminé, saint François les encouragea tous dans le bien et leur enseigna comment ils devaient échapper sans péché à ce monde mauvais, et, avec la béné­diction de Dieu et la sienne, il les renvoya dans leurs pro­vinces, tout consolés de joie spirituelle.

A la louange du Christ. Amen.

Chapitre 19

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[1]   Actus, 20 ; titre : De la manière dont il fut pourvu aux besoins pendant un chapitre général à Sainte-Marie des Anges et de la présence à ce cha­pitre de saint Dominique. Le chapitre des nattes est demeuré célèbre dans l’histoire de l’Ordre, mais on n’est pas d’accord sur sa date : les uns le placent en 1219, d’autres en 1221 ; si Hugolin y assista, c’est la date de 1219 qu’il faut choisir, Hugolin n’ayant certainement pas pu être présent au chapitre de 1221, où il se fit remplacer par le cardinal Reynerio, évêque de Viterbe. La Légende de Pérouse, 114, confirme qu’Hugolin assis­tait au chapitre des nattes, et indique aussi le nombre de cinq mille frè­res, qui est encore celui donné par Thomas de Eccleston dans son Tractatus de adventu fratrum Minorum in Angliam, chap. 6. L’auteur des Fioretti a probablement réuni ici des faits se rapportant à plusieurs chapitres généraux tenus à Sainte-Marie des Anges.

[2]   Saint Dominique était en Espagne, ou en France, revenant d’Espagne, à la date du chapitre de 1219, qui s’ouvrit le 30 mai, fête de la Pentecôte ; mais il est possible qu’il ait assisté à un autre chapitre général tenu à Sainte-Marie des Anges. Sur la rencontre de saint François et de saint Dominique à Rome, en présence d’Hugolin, la seule qui soit hors de toute discussion, et qui eut probablement lieu pendant l’hiver 1217-1218, voir Celano (2 C 148-150).

[3] Les Actus nomment expressément Hugolin, qui devint pape en 1227 sous le nom de Grégoire IX et qui canonisa saint François en 1228. Il fut l’ami intime du Saint, avec qui il collabora étroitement, en particulier pour la rédaction des règles des trois Ordres. Il reçut d’Honorius III, à une date qui n’est pas connue avec certitude, le titre de protecteur et défenseur des frères Mineurs.

[4]   Texte des Actus : Sanctus pastor et venerabilis dux Franciscus.

[5]   Les phrases correspondantes des Actus se retrouvent textuellement chez Thomas de Celano (2 C 191), mais comme texte d’un sermon idéal que prononcerait un savant religieux, sermon inséré dans une parabole propo­sée par saint François à ses frères.

6 La question de savoir dans quelle mesure saint Dominique s’est inspiré de saint François est trop délicate, trop épineuse et trop controversée pour pouvoir être abordée ici. Indiquons seulement que c’est au chapitre géné­ral tenu à Bologne en 1220 que la pratique de la pauvreté fut réglée dans l’Ordre des frères Prêcheurs.

7 Santo Domenico… del santissimo Francesco ; dans les Actus, ce superla­tif n’existe pas. Le traducteur italien l’a-t-il introduit avec intention ?

8 Ce trait est confirmé par la Légende de Pérouse, 2.

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