FIORETTO 4

Chapitre 4

COMMENT L’ANGE DE DIEU PROPOSA UNE QUESTION A FRÈRE ÉLiE, GARDIEN D’UN COUVENT DU VAL DE SPOLÈTE ; ET, PARCE QUE FRÈRE ÉLiE LUI RÉPONDIT AVEC SUPERBE, COMMENT IL PARTIT ET S’EN ALLA SUR LE CHEMIN DE SAINT-JACQUES, OÙ IL TROUVA FRÈRE BERNARD ET LUI RACONTA CETTE HISTOIRE [1].

Au commencement et à l’origine de l’Ordre, quand il y avait peu de frères et qu’il n’y avait pas encore de couvents établis [2], saint François, pour sa dévotion, alla à Saint­-Jacques de Galice, et emmena avec lui quelques frères dont l’un était frère Bernard. Comme ils allaient ainsi ensemble par le chemin ils trouvèrent dans un certain pays un pauvre malade ; saint François, ayant pitié de lui, dit à frère Ber­nard : « Mon fils je veux que tu restes ici pour servir ce malade. » Et frère Bernard, s’agenouillant humblement et inclinant la tête, reçu l’ordre du père saint et resta en ce lieu ; et saint François avec ses autres compagnons alla à Saint-Jacques.

Arrivés là, et comme saint François était une nuit en prière dans l’église de Saint-Jacques, il lui fut révélé par Dieu qu’il devait établir beaucoup de couvents par le monde, parce que son Ordre devait s’étendre et croître en comptant une grande multitude de frères. Et à cause de cette révélation saint François commença à établir des cou­vents en ces contrées. Et saint François, revenant par le même chemin [3], retrouva frère Bernard et le malade avec qui il l’avait laissé et qui était parfaitement guéri ; ce pour­quoi saint François permit l’année suivante à frère Bernard d’aller à Saint-Jacques.

Et saint François s’en retourna ainsi dans le val de Spo­lète, et il demeurait dans un lieu désert [4], lui, frère Massée, frère Elie et quelques autres ; tous ils se gardaient beaucoup d’importuner saint François ou de le distraire de l’oraison ; ils agissaient ainsi par le grand respect qu’ils lui portaient et parce qu’ils savaient que Dieu lui révélait de grandes choses pendant ses prières.

Il advint un jour que, saint François étant en oraison dans le bois, un beau jeune homme, en habit de voyage, vint à la porte du couvent et frappa avec une telle précipita­tion, et si fort, et si longtemps, que les frères s’étonnèrent beaucoup d’une aussi étrange manière de frapper. Frère Massée alla à la porte, l’ouvrit et dit à ce jeune homme : « D’où viens-tu, mon fils, car il ne semble pas que tu sois jamais venu ici, tellement tu as frappé d’étrange façon ? » Le jeune homme répondit : « Et comment faut-il frap­per ? » Frère Massée dit : « Frappe trois fois l’une après l’autre, lentement, puis attends assez pour que le frère ait le temps de dire le Pater noster et de venir à toi ; et si dans cet intervalle il ne vient pas, frappe une autre fois. » Le jeune homme répondit : « J’ai grande hâte, c’est pourquoi je frappe aussi fort ; car j’ai à faire un long voyage et je suis venu ici pour parler à frère François ; mais il est main­tenant dans le bois en contemplation, et pour cela je ne veux pas le distraire ; mais va et envoie-moi frère Elie, car je veux lui poser une question parce que je sais qu’il est très sage. » Frère Massée va et dit à frère Elie d’aller trouver ce jeune homme. Mais frère Elie se fâche et ne veut y aller, en sorte que frère Massée ne sait que faire ni que répondre au visiteur ; car s’il disait : « Frère Elie ne peut venir », il mentait, et s’il disait qu’il était en colère et ne voulait venir, il avait à craindre de lui donner un mauvais exemple. Et pendant que frère Massée hésitait pour cela à retourner, le jeune homme frappa de nouveau comme la première fois peu après frère Massée retourna à la porte et dit au jeune homme : « Tu n’as pas tenu compte de ma leçon sur la manière de frapper. » Le jeune homme répondit : « Frère Elie ne veut pas venir à moi ; mais va et dis à frère Fran­çois que je suis venu pour m’entretenir avec lui, mais parce que je ne veux pas interrompre son oraison, dis-lui de m’envoyer frère Elie. »

Alors frère Massée s’en alla vers saint François qui priait dans le bois, la face levée vers le ciel, et lui rapporta tout le message du jeune homme et la réponse de frère Elie. Et ce jeune homme était l’ange de Dieu sous forme humaine. Alors saint François, sans changer de place ni baisser le visage, dit à frère Massée : « Va et dis à frère Elie d’aller immédiatement au nom de la sainte obéissance, trouver ce jeune homme. »

Frère Elie, ayant reçu l’ordre de saint François, alla, fort en colère, à la porte, l’ouvrit avec grande impétuosité et fracas, et dit au jeune homme : « Que veux-tu ? » Le jeune homme répondit : « Prends garde, frère Elie, de n’être point en colère, comme tu le parais, car la colère trouble l’esprit et ne laisse pas discerner la vérité. » Frère Elie dit : « Dis-moi ce que tu veux de moi. » Le jeune homme répondit : « Je te demande s’il est permis aux observateurs du saint Evangile de manger de ce qui leur est servi, comme le Christ l’a dit à ses disciples [5]. Et je te demande encore s’il est permis à qui que ce soit d’établir rien de contraire à la liberté évangélique. » Frère Elie répondit avec superbe : « Je le sais bien, mais je ne veux pas te répondre ; va à tes affaires. » Le jeune homme dit : « Je saurais mieux répondre à cette question que toi. » Alors frère Elie, en colère, ferma la porte avec violence et s’en alla. Puis il commença à réfléchir à cette question et à hésiter en lui-même ; et il ne savait pas la résoudre. Car il était Vicaire de l’Ordre, et il avait ordonné et prescrit par une constitution, au-delà de l’Evangile et de la Règle de saint François [6], qu’aucun frère de l’Ordre ne mangeât de la viande, de sorte que la dite question était expressément diri­gée contre lui [7]. Ne sachant s’en éclaircir lui-même, et considérant la modestie du jeune homme et qu’il avait dit qu’il saurait répondre à cette question mieux que lui, il retourna à la porte et l’ouvrit pour demander au jeune homme la réponse à ladite question ; mais il était déjà parti, car la superbe de frère Elie n’était pas digne d’un entretien avec un ange.

Cela fait, saint François, à qui tout avait été révélé par Dieu, revint du bois, et reprit âprement frère Elie à haute voix en disant : « Vous agissez mal, orgueilleux frère Elie, vous qui chassez loin de nous les saints anges qui viennent nous instruire. Je te déclare que je crains fort que ta superbe ne te fasse finir hors de cet Ordre. » Et ainsi lui advint dans la suite, comme saint François le lui prédit, car il mourut hors de l’Ordre [8].

Le même jour et à la même heure où cet ange s’en était allé, il apparut sous cette même forme à frère Bernard qui revenait de Saint-Jacques et qui se trouvait sur la rive d’un grand fleuve [9] ; et il le salua dans sa langue en disant : « Que Dieu te donne la paix, ô bon frère ! » [10]. Frère Ber­nard fut fort étonné, et considérant la beauté du jeune homme, et le salut de paix qu’il lui donnait dans la langue de sa patrie et avec un visage joyeux, il lui demanda : « D’où viens-tu, bon jeune homme ? » L’ange répondit : « Je viens de tel couvent où demeure saint François, et j’allais pour lui parler, et je ne l’ai pu, car il était dans le bois à contempler les choses divines, et je n’ai pas voulu le distraire. Dans ce couvent demeurent frère Massée, frère Gilles et frère Elie ; et frère Massée m’a appris à frapper à la porte à la manière des frères. Quant à frère Elie, il n’a pas voulu répondre à la question que je lui ai posée, et il s’en est ensuite repenti ; il a voulu m’entendre et me voir et il ne l’a pu. » Après ces paroles, l’ange dit à frère Bernard : « Pourquoi ne passes-tu pas sur l’autre rive ? » Frère Ber­nard répondit : « Parce que je crains le danger, à cause de la profondeur de l’eau que je vois. » Et il lui prit la main et en un clin d’œil il le déposa de l’autre côté du fleuve. Alors frère Bernard connut que c’était l’ange de Dieu, et avec grand respect et grande joie il dit à haute voix : « O ange béni de Dieu, dis-moi quel est ton nom ? » L’ange répondit : « Pourquoi demandes-tu mon nom, qui est mer­veilleux ? »

Cela dit, l’ange disparut et laissa frère Bernard si rempli de consolation qu’il fit tout le reste du chemin dans l’allé­gresse. Et il nota le jour et l’heure où l’ange lui était apparu ; et arrivé au couvent où était saint François avec ses susdits compagnons, il leur raconta tout cela en détail. Et ils connurent avec certitude que ce même ange, le même jour et à la même heure, était apparu à eux et à lui. Et ils rendirent grâce à Dieu. Amen.

Chapitre 5

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[1] Actus, 3 ; titre : De frère Bernard, comment un ange passa un fleuve avec lui. Il est difficile d’établir avec précision sur quelles bases histori­ques repose ce récit, car la chronologie y est assez malmenée. Saint François alla certainement en Espagne, d’où il avait l’intention de se rendre au Maroc pour y évangéliser le « Miramolin », – le sultan – et ses sujets musulmans ; Thomas de Celano (1 C 56, et 3 C 34) et saint Bona­venture (LM 9 6), sont formels sur ce point. Mais ce voyage, où il était accompagné par quelques frères dont Bernard de Quintavalle, ne peut se placer qu’entre 1213 et 1215. Or, frère Elie ne devint Vicaire de l’Ordre qu’après la mort de Pierre de Catane, c’est-à-dire après le 10 mars 1221. Il est vrai que frère Bernard retourna probablement en Espagne vers 1217 ; l’épisode semble toutefois se situer pendant l’année qui suivit le voyage de saint François. D’autre part, il n’est nullement certain que le Saint soit allé en pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle. Ce qui est beaucoup plus clair, c’est que ce chapitre des Fioretti témoigne, comme plusieurs autres, 6, 31, 38, des premiers dissentiments de l’Ordre, qui se manifestèrent du vivant même de saint François, et de l’opposition que faisaient à frère Elie les frères du groupe de frère Bernard et de frère Léon. Ces dissentiments se sont encore aggravés après la mort du Saint et ont abouti à une sorte de schisme entre les Spirituels et la Commu­nauté, comme il l’a été rappelé en quelques mots dans l’Introduction, où a été rapporté le jugement du P. Van Ortroy sur ce chapitre. Les Pères Franciscains de Quaracchi ne sont pas plus indulgents et, dans leur édi­tion de la Chronique des XXIV Généraux, ils écrivent, p. 38, n. 4 : « Nous ne doutons pas que ces faits et d’autres que l’on attribue à frère Elie alors que saint François vivait encore, sont non seulement suspects, mais encore complètement faux et inventés par certains frères connus sous le nom de Spirituels ».

[2] Ceci n’est pas tout à fait exact ; car avant le voyage de saint François en Espagne, il y avait déjà certains couvents établis : au moins celui de Bologne, dont les Fioretti vont nous raconter, au chapitre suivant, la fondation, en 1211 ou 1212, par frère Bernard de Quintavalle. Ici se pré­sente pour la première fois, dans les Fioretti, une expression qui a beau­coup embarrassé les traducteurs : prendere luoghi, en italien ; capere loca, dans le latin correspondant des Actus. Le mot luogo, locus, a d’ail­leurs été déjà rencontré dans le même sens au chapitre précédent. On tra­duisait généralement autrefois : établir – ou fonder – des couvents : on traduit plutôt aujourd’hui : établir – ou prendre – des logis, en faisant remarquer que le mot « couvent » convient assez mal à ces premières fondations fort embryonnaires, à ces petits ermitages, à ces demeures souvent précaires, où les frères, qui d’abord n’avaient eu d’autres rési­dences fixes que Rivo-Torto et la Portioncule, se réunissaient pour prier et prendre quelque repos : c’était des locaux très simples, des huttes de branchages, des cabanes, des grottes. Je suis cependant revenu à la vieille traduction couvent, parce que le mot « logis » ne me paraît guère éveil­ler l’idée essentielle de logement en commun. Au surplus, il suffit que le lecteur soit prévenu.

[3] D’après la Chronique des XXIV Généraux, p. 9, saint François aurait, à son retour d’Espagne, prêché à Montpellier, et il y aurait prédit qu’un couvent des frères Mineurs y serait fondé.

[4] Une note marginale d’un manuscrit de la Chronique des XXIV Généraux, du couvent de l’Observance de Sienne, indique, que ce lieu serait Forneto, entre Pérouse et Gubbio.

[5] « Demeurez dans la même maison, mangeant et buvant ce qu’il y aura chez eux… Dans quelque ville que vous entriez, si l’on vous reçoit, man­gez ce que l’on vous présente », Lc 10 7-8.

[6] Règle de 1210-1221, (1 Reg 3 ): « Et qu’il leur soit permis de manger de tous les aliments qu’on leur présente, conformément à l’Evangile. » La même disposition est reprise dans les mêmes termes par la Règle de 1223, (2 Reg 3 ).

[7] N’a-t-on pas attribué ici à frère Elie une constitution établie par les vicaires choisis par saint François, avant son départ pour l’Orient en 1219 ?

[8] Cf. chap. 38.

[9] Un manuscrit des Actus, cité par P. B. Bughetti, O.F.M., dans son édi­tion des Fioretti, p. 39, n. 2, indique qu’il s’agit de l’Ebre. Cette identifi­cation, géographiquement très juste, émane certainement d’un frère Mineur qui avait fait lui-même le pèlerinage de Saint-Jacques ou qui avait interrogé un pèlerin. On sait que les routes de Saint-Jacques ont exercé une grande influence sur le développement des Chansons de geste et de l’art religieux ; elles ont été très étudiées, notamment par M. J. Bédier et M. E. Mâle. Comme saint François a sans aucun doute suivi longtemps une de ces routes, celle qui venait de Provence, pour se rendre en Espagne, qu’il soit ou ne soit pas allé à Saint-Jacques, il est intéressant d’en rappeler les principales étapes : Arles, avec son fameux cimetière des Alyscamps, où un couvent de frères Mineurs fut fondé vers 1220 ; Saint-Gilles ; Montpellier, – voir plus haut, n. 3 – Saint Guil­hem du Désert ; Toulouse ; Auch ; Lescar ; le col du Somport ; Jaca ; Puente la Reina, où se rejoignaient les routes de France ; Estella ; Bur­gos ; Sahagun ; Léon ; Astorga. C’est entre Estella et Burgos que les pèlerins rencontraient l’Ebre.

[10] voir chap. 25, n. 5.

 

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