ANONYME DE PÉROUSE 5, 19-24

CHAPITRE V

DES MAUVAIS TRAITEMENTS QUE SUBIRENT LES FRÈRES EN ALLANT PAR LE MONDE

19a. – Lorsqu’au hasard des chemins ces dévots serviteurs du Seigneur rencontraient soit une église, desservie ou abandonnée, soit une croix à l’orée du chemin, ils s’inclinaient devant elle et récitaient cette prière : « Nous t’adorons, ô Christ, et nous te bénissons, comme aussi dans toutes tes églises qui sont dans le monde entier, car par ta sainte croix tu as racheté le monde. »[1] Ils étaient sûrs, en effet, d’y trouver le Seigneur et y ressentaient sa présence.

19b. – Tous ceux qui les voyaient en restaient ébahis « Jamais », disaient-ils, « nous n’avons vu religieux accoutrés de la sorte ! » Effectivement, ils ne ressemblaient en rien aux autres, ni par leur habit ni par leur genre de vie : ils avaient plutôt l’air d’hommes des bois ! Quand ils entraient dans une ville, un village ou une maison, ils proclamaient la paix[2]. Et partout où ils rencontraient hommes ou femmes, dans les rues ou sur les places, ils les engageaient par de bonnes paroles à la crainte et à l’amour du Créateur du ciel et de la terre, à se remettre en mémoire les commandements de Dieu qu’ils avaient laissé tomber dans l’oubli et à s’efforcer dorénavant de les mettre en pratique[3].

19c. – Certains les écoutaient volontiers et avec joie. D’autres, au contraire, se moquaient d’eux. Nombreux étaient ceux qui les harcelaient de questions, et les pauvres frères avaient bien du mal à répondre à tant d’interrogations sur les sujets les plus divers. C’est qu’en effet la nouveauté engendre le plus souvent la perplexité. On leur demandait, par exemple : « D’où sortez-vous ? » Ou encore : « De quel Ordre êtes-vous ? » Eux répondaient tout bonnement : « Nous sommes des pénitents, originaires de la ville d’Assise. » Car la Fraternité ne portait pas encore le nom d’Ordre.

20a. – Parmi ceux qui les voyaient et entendaient, beaucoup les tenaient pour des imposteurs ou des fous. Et chacun de déclarer : « Pas question de les recevoir chez moi : ils seraient bien capables de me vider la maison ! » Un peu partout on les traitait donc fort mal, et bien souvent il leur fallait passer la nuit sous le porche des églises ou des maisons.

20b. – Ce fut en ce temps-là que deux frères arrivèrent à Florence. Ils tournaient dans la ville, cherchant en vain un toit que tous leur refusaient. Finalement, passant devant une maison qui possédait un porche où l’on voyait un four, ils se dirent l’un à l’autre : « On pourrait bien loger ici ! » Ils demandèrent donc à la maîtresse de maison de vouloir bien les accueillir chez elle. Sans hésiter une seconde, elle leur opposa un refus catégorique. Ils la prièrent alors de leur permettre au moins de passer cette nuit-là à côté du four.

20c. – A cela, elle voulut bien consentir. Mais quand son mari rentra, il lorgna les frères installés sous le porche, tout contre le four, et se mit aussitôt à tempêter : « En voilà des idées d’héberger pareille racaille ! » Sa femme rétorqua : « Je me suis refusée à les recevoir chez nous ! Tout ce que je leur ai permis, c’est de passer la nuit dehors, sous le porche. Ils ne pourraient guère nous y voler que quelques bûches ! » Et comme, précisément, ils croyaient bien avoir affaire à des fripouilles, ils se refusèrent à leur prêter quoi que ce soit pour se couvrir contre le froid qui était fort vif en la saison.

20d. – Avant l’aube, les frères se levèrent pour assister aux Heures matinales et se rendirent à l’église la plus proche.

21a. – Le jour levé, leur hôtesse y fut aussi pour entendre la messe. Elle remarqua les frères, plongés en humble et dévote oraison. Elle se dit alors : « Si ces gens étaient aussi mauvais sujets que le disait mon mari, ils ne resteraient pas là à prier avec un tel recueillement. »

21b. – Tandis qu’elle en délibérait, un homme, un certain Guido, se mit à circuler dans l’église, distribuant l’aumône aux pauvres qui s’y trouvaient. Il s’approcha des frères et voulut leur donner à chacun une pièce comme il le faisait aux autres. Mais ceux-ci la refusèrent. Il leur dit alors : « Et pourquoi n’acceptez-vous pas d’argent comme les autres pauvres ? Vous m’avez pourtant bien l’air de nécessiteux et d’indigents ! » L’un d’eux, le frère Bernard, lui répondit : « Certes, il n’y a pas de doute que nous sommes pauvres ! Mais notre pauvreté ne nous pèse pas, comme aux autres la leur. Car nous, par grâce de Dieu et pour suivre son conseil, nous sommes devenus volontairement pauvres. »

22a. – Le brave homme n’en croyait pas ses oreilles. Il leur demanda s’ils avaient eu précédemment quelque bien en ce monde. Ils répondirent qu’en effet ils en avaient eu quelques-uns, mais qu’ils les avaient distribués aux pauvres pour l’amour de Dieu.

22b. – La bonne femme, de son côté, décidée par le fait que les frères avaient refusé l’argent qu’on leur offrait, s’approcha à son tour et leur dit : « Chrétiens, si vous voulez revenir chez moi et accepter mon hospitalité, cette fois je vous recevrai bien volontiers à la maison. » Humblement, les frères lui répondirent : « Que le Seigneur t’en récompense ! » Mais notre Guido, se rendant compte de ce que les frères n’avaient pu trouver de logement, mit le grappin sur eux, les emmena chez lui et leur déclara : « Voilà le logis que le Seigneur vous a préparé ! Restez-y tout le temps qu’il vous plaira ! » Et eux remercièrent Dieu de les avoir pris en pitié et d’avoir exaucé la prière angoissée de ses pauvres. Ils restèrent quelques jours chez cet homme : et aussi bien leur conversation que leurs bons exemples eurent pour effet de le rendre par la suite plus généreux encore envers les miséreux.

23a. – Mais une fois n’est pas coutume les gens d’alors étaient bien loin de les traiter tous ainsi. En général, on avait d’eux la plus détestable opinion petits et grands les traitaient et les houspillaient comme font des maîtres pour leurs valets[4]. Quelque misérable et sans valeur que fût leur habit[5] on ne se privait pas, à l’occasion, de les en dépouiller. Ils demeuraient ainsi tout nus, car ils ne portaient rien d’autre qu’une seule tunique. Ils ne se départaient pas pour autant de leur fidélité à l’Evangile, et ne réclamaient pas la tunique à qui la leur avait enlevée[6]. Parfois, touché de compassion, on la leur rendait spontanément : ils la recevaient alors, tout reconnaissants.

23b. – Maintes fois on leur jeta de la boue au visage. A l’un d’eux, on lui glissa en main des dés en l’invitant à faire une partie. Un autre frère, un malotru l’empoigna par le capuchon, le chargea sur son dos et le porta ainsi jusqu’à n’en pouvoir plus. Ce ne sont là que quelques exemples des avanies qu’on leur infligeait : il en est bien d’autres que nous ne nous attarderons pas à rapporter, pour éviter des longueurs. En un mot, on les considérait comme le rebut du genre humain, et chacun les malmenait avec autant d’aplomb et de brutalité que s’ils eussent été du gibier de potence. Et ne parlons pas des innombrables privations et tourments que leur faisaient endurer la faim, la soif, le froid et le manque de vêtements[7].

23c. – Tout cela, ils le supportaient avec constance et de bon gré, comme le leur avait recommandé le bienheureux François. Ils ne s’en attristaient ni ne s’en frappaient : tout au contraire, ils se réjouissaient dans leurs tribulations comme des gens qui y trouvent largement leur profit. Ils rayonnaient de joie et s’appliquaient à prier Dieu pour leurs persécuteurs[8].

24a. – Leur comportement donnait à penser : leurs épreuves les transportaient d’allégresse et, pour l’amour de Dieu, ils les supportaient sans broncher[9], ils vivaient en continuelle et dévote oraison[10]; à l’encontre des autres pauvres, ils n’acceptaient ni ne portaient jamais d’argent pour subvenir à leur indigence[11]; ils débordaient d’amour mutuel, preuve manifeste qu’ils étaient bien disciples du Seigneur[12]. La bonté divine y aidant, bien des cœurs en furent touchés, et l’on venait aux frères leur demander pardon des mauvais traitements qu’on leur avait fait subir. Et eux, pardonnant de tout cœur, répondaient alors : « Que le Seigneur ne vous en tienne pas compte ! » Si bien qu’on se mit à les écouter volontiers.

24b. – Certains même les priaient de vouloir bien les accepter en leur compagnie, et c’est ainsi qu’ils s’en associèrent plusieurs en cours de route. Car en ce temps-là, étant donné leur petit nombre, le bienheureux François avait autorisé chacun des frères à recevoir dans la Fraternité ceux qui lui paraîtraient qualifiés[13]. Finalement, au terme convenu, ils rentrèrent à Sainte-Marie de la Portioncule.

Chapitre 6

Retour au sommaire

 

[1]     Test 5.

[2]     1 Reg 14/2 ; 2 Reg 3,/13 ; Test 23.

[3]    Cf. 1 Reg 21/2-9 ; supra 18ab.

[4]    Cf. 2 Reg 10/5.

[5]     Cf. 1 Reg 2/14 ; 2 Reg 2/16.

[6]     Lc 6/29-30 ; 1 Reg 14/6.

[7]     Cf. 2 Co 11/27.

[8]    Cf. 2 Reg 10/10-12.

[9]    Cf. 1 Reg 17/8.

[10]    Cf. 1 Reg 22/29 ; 2 Reg 10/9.

[11]     Cf. 1 Reg 8/3,8 ; 2 Reg 4/1.

[12]    Jn 15/35 ; cf. 1 Reg 11/5-6.

[13]    Cette situation ne dura pas : cf. 1 Reg 2/2 ; 2 Reg 2/1.

Les commentaires sont fermés