ANONYME DE PÉROUSE 3, 14-17

CHAPITRE III

DE LA PREMIÈRE RÉSIDENCE DES FRÈRES ET DES PERSÉCUTIONS QU’ILS SOUFFRIRENT DE LEUR PARENTÉ

 

14a. – Leurs biens vendus et le produit en étant distribué aux pauvres, comme nous l’avons raconté, le frère Bernard et le frère Pierre revêtirent une défroque pareille à celle de l’homme de Dieu, le bienheureux François, et partagèrent son genre de vie.

14b. – Ne sachant où se loger, ils partirent en quête d’un toit. Ils trouvèrent une toute pauvre chapelle, presque à l’abandon, mise sous le vocable de Sainte-Marie de la Portioncule. Ils fabriquèrent là une petite cabane où ils vivaient en commun.

14c. – Huit jours plus tard vint à eux un autre habitant d’Assise, nommé Gilles, un homme d’une grande piété et d’une absolue rectitude, à qui le Seigneur accorda bien des grâces. Plein de ferveur et de respect, il s’agenouilla devant le bienheureux François et le pria de vouloir bien l’accepter en sa compagnie. Ce geste et cette requête enchantèrent le bienheureux François qui le reçut aussitôt et de grand cœur. Tous quatre en furent comblés de joie et en conçurent une extraordinaire allégresse spirituelle.

15a. – A quelque temps de là, le bienheureux François prit le frère Gilles pour compagnon et l’emmena avec lui dans la Marche d’Ancône. Les deux autres restèrent à la Portioncule. En chemin, ils débordaient d’enthousiasme dans le Seigneur : l’homme de Dieu, François, s’en donnait à cœur joie et chantait à plein gosier des couplets français, louant et bénissant le Seigneur.

15b. – Réellement, ils ne se possédaient pas de joie : on aurait dit qu’ils s’étaient adjugé le plus riche des trésors ! Et c’était bien vrai, ils n’en pouvaient faire moins : ils s’étaient défaits, comme d’ordures, de tant de choses qui communément plongent les hommes dans l’affliction ! Ils avaient bien conscience de l’amertume que trouvent les jouisseurs dans les plaisirs de ce monde, et que ceux-ci n’engendrent qu’un immense désenchantement et une incurable tristesse.

15c. – En certaine occasion, le bienheureux François déclara au frère Gilles, son compagnon : « Notre Ordre sera semblable à un pêcheur : il lance à l’eau ses filets et il y prend une énorme quantité de poissons. Voyant leur multitude, il choisit les plus gros et les met dans ses bourriches, laissant filer ceux de moindre taille. »[1] Ledit Gilles s’étonna fort d’entendre pareille prophétie de la bouche du Saint, car il n’ignorait pas combien peu nombreux étaient alors les frères.

15d. – En ce temps-là, l’homme de Dieu ne prêchait pas encore au peuple. Cependant, en traversant villes et villages, il exhortait hommes et femmes à la crainte et à l’amour du Créateur du ciel et de la terre, ainsi qu’à faire pénitence de leurs péchés[2]. Quant au frère Gilles, il lui donnait la réplique par cette rengaine : « Fort bien dit 1 Vous pouvez l’en croire ! »

16a. – Leurs auditeurs se demandaient l’un à l’autre « Mais qui sont ces gens ? Et de quoi parlent-ils ? »

16b. – Certains répondaient qu’apparemment il s’agissait de fous ou d’ivrognes. Mais d’autres alléguaient « Ce ne sont pas des propos d’insensés qu’ils tiennent là » Et l’un de trancher : « Ou bien ce sont des gens qui s’attachent à suivre le Seigneur pour atteindre la plus haute perfection, ou bien ils sont fous à lier : c’est une vie infernale qu’ils mènent, allant nu-pieds, vêtus de guenilles et endurant la male faim ! » Tout compte fait, ils n’inspiraient guère confiance : du plus loin qu’elles les voyaient, les jouvencelles prenaient la fuite, affolées à l’idée d’une possible contagion de leur démence. Pourtant, si personne encore ne songeait à les suivre, leur sainte façon de vivre ne laissait pas d’impressionner les gens : elle semblait marquer les frères d’un sceau divin.

16c. – Leur tour achevé dans cette province, ils revinrent à leur cabane de Sainte-Marie de la Portioncule.

17a. – A quelques jours de leur retour, trois autres hommes de la ville d’Assise vinrent les trouver, à savoir, les frères Sabbatino, Jean et Morico le Petit. Ils demandèrent humblement au bienheureux François la faveur d’être reçus dans sa compagnie, et lui les y accueillit de bonne grâce et tout content[3].

17b. – Par contre, lorsqu’ils allaient par les rues de la ville, demandant l’aumône, c’est à peine si l’un ou l’autre consentait à la leur faire. « Vous avez dilapidé vos biens », leur répondait-on, « et vous voulez à présent manger ceux des autres ! » En conséquence, ils enduraient d’atroces privations. Leurs parents mêmes et leurs proches s’acharnaient contre eux, et leurs concitoyens, petits et grands, hommes et femmes, leur affichaient leur mépris et les tournaient en dérision comme des fous ou des simples d’esprit. Le seul à les traiter différemment était l’évêque d’Assise, à qui le bienheureux François allait souvent demander conseil.

17c. – Ce qui explique ces persécutions de leurs parents et de leurs proches, tout comme les sarcasmes des autres, c’est le fait que jusqu’alors on n’avait jamais vu personne abandonner tous ses biens pour aller mendier de porte en porte[4].

17d. – Certain jour que le bienheureux François était allé trouver l’évêque, celui-ci lui déclara : « Je trouve fort dur et bien scabreux le genre de vie que vous avez adopté à ne vouloir rien posséder ni avoir en ce monde. » Mais l’homme de Dieu lui répondit : « Monseigneur, si nous avions des propriétés, il nous faudrait aussi des armes pour les défendre, car elles sont source d’interminables querelles et procès. Et tout cela n’est qu’entrave à l’amour de Dieu et du prochain. Voilà pourquoi nous ne voulons d’aucun bien matériel en ce monde. »

17e. – Et sa réponse plut beaucoup à l’évêque.

Chapitre 4

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[1]    Cf. Mt 13/47-49.

[2]    Cf. 1 Reg 21/2-3.

[3]    Cf. 1 Reg 2/1,3.

[4]     Cf. Test 22.

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