VTA SECUNDA 16-17

CHAPITRE 11

 

DE LA PARABOLE QU’IL DÉVELOPPA EN PRÉSENCE DU SEIGNEUR PAPE.

 

  1. Quand François vint se présenter avec les siens au pape Innocent III pour demander l’approbation de sa règle de vie[1], celui-ci estima le projet au-dessus des forces humaines, mais comme il était homme de grand jugement, il lui dit : « Mon fils, prie le Christ de me révéler par toi sa volonté, et quand j’en serai mieux instruit, je pourrai avec plus de sécurité t’accorder ce que ta générosité désire. »

Le saint obéit au Pasteur suprême et recourut au Christ avec confiance. Il pria lui-même avec instance et pressa ses compagnons de supplier Dieu avec lui. Il rapporta de sa prière une réponse et transmit à ses fils ce qu’il venait d’entendre pour leur salut. Voici en effet la parabole que le Christ, dans cet entretien familier, lui avait ordonné de transmettre au pape :

« Il était une fois dans un désert une femme pauvre mais belle. Un roi en fut épris pour sa grande beauté ; ils s’épousèrent, et elle lui donna des fils très beaux. Quand ils eurent grandi et que leur éducation de chevaliers fut accomplie, leur mère dit : « N’ayez pas honte de votre pauvreté, mes chéris, car vous êtes tous fils du grand roi. Allez joyeusement à sa cour et demandez-lui ce dont vous aurez besoin. » Emerveillés et ravis à l’annonce de leur filiation royale et de leurs droits d’héritage, ils imaginaient déjà leur misère transformée en opulence. Ils se présentèrent au roi avec assurance et ne craignirent pas celui dont leur visage reproduisait les traits. Le roi, en effet, se reconnut en eux et leur demanda :

« Qui est votre mère ?

  • C’est la pauvre femme du désert, répondirent-ils.

Le roi, les pressant alors sur son coeur :

– Soyez sans crainte, dit-il : vous êtes mes fils et mes héritiers. Si je reçois à ma table des étrangers, à plus forte raison dois-je y admettre ceux qui sont de plein droit mes héritiers ! » Et il fit dire à la femme du désert de lui envoyer aussi tous ses autres fils pour les élever à la cour.

Le saint, tout joyeux, s’en fut transmettre au Pape la parabole sans tarder[2].

  1. Cette femme (en raison de ses nombreux enfants, non de son intimité avec le roi)[3] symbolise François. Le désert c’est le monde, en friche, faute d’enseignement, et stérile en vertus. La superbe et nombreuse race d’enfants, c’est la multitude de frères parés de toutes les vertus ; le roi, c’est le fils de Dieu auquel la sainte pauvreté les rend semblables ; ils prennent place à la table du roi sans rougir de leur pauvreté, heureux d’imiter le Christ et de vivre d’aumônes[4], avec la certitude d’acquérir le bonheur futur par les avanies essuyées en ce monde.

La parabole avait émerveillé le Pontife ; il reconnut qu’indiscutablement le Christ avait parlé par cet homme. Il se souvint alors d’une vision qu’il avait eue quelques jours auparavant, et l’Esprit-Saint lui révéla que dans cet homme précisément, elle allait trouver sa réalisation : la basilique du Latran lui était apparue en songe prête à s’écrouler, et voici qu’un religieux chétif et minable s’en venait l’épauler pour en empêcher l’effondrement. « Voilà vraiment, disait-il, celui qui, par son action et son enseignement, soutiendra l’Eglise du Christ. » Voilà pourquoi ce noble Seigneur donna si volontiers l’autorisation demandée ; il voua au serviteur du Christ un amour tout spécial qui ne se démentit jamais. Non seulement il accorda sur le moment tout ce qu’il demandait, mais il promit avec bonté de donner plus encore par la suite.

Et François, dès lors, muni des pouvoirs qui lui avaient été concédés[5], parcourut villes et villages, propageant la vertu et prêchant avec plus d’ardeur encore que par le passé.

Table des chapitres

[1] Ad petendam regulam ; François n’a pas demandé une Règle, mais l’approbation de la Règle déjà élaborée. Le verbe petere est employé au sens juridique : intenter une action en pétitoire pour se faire reconnaître un droit d’usage ou de propriété.

[2] Ni l’événement ni la parabole ne se trouvent dans la Vita I. Ils étaient pourtant bien antérieurs, puisqu’ils ont été consignés par Eudes de Chériton (comté de Kent) dans son Recueil de sermons pour les Evangiles du dimanche, composé en 1219. Voici son texte, à la fois plus dru et coloré que celui de Celano : On fit cette objection à frère François : Qui donc va pourvoir à la nourriture de tes frères, car tu acceptes sans sourciller tous ceux qui se présentent ? Il répondit : Une femme fut un jour violée par un roi, dans la forêt. Elle eut un fils quelle nourrit quelque temps, puis elle vint à la Cour demander que le roi se chargeât de lui désormais. Le roi répondit : « Il y a tant de vauriens et d’inutiles dans mon palais : il est juste que mon fils soit nourri comme eux à ma table. » Pour expliquer cette parabole, il dit que cette femme, c’était lui : le Seigneur l’avait fécondé par sa Parole, et il avait engendré des fils spirituels. Et puisque le Seigneur nourrit déjà tant d’injustes, il ne faut pas trouver étonnant qu’il pourvoie aussi à la nourriture de ses propres fils. »(Cf. Bihl, Sancti Francisci parabola, A.F.H. XXII, p. 584-86).

 

[3] Non factorum mollitie. Celano éprouve le besoin d’éliminer explicitement un point de comparaison qui nous viendra difficilement à l’esprit. Il faut savoir en effet que les Etymologies de Saint Isidore de Séville, assidûment cultivées au Moyen Age, hantaient la mémoire de tout lettré (Cf. Gilson : Michel Menot et la technique du sermon médiéval, dans RHF, 1925, 301-350) et qu’il y est dit péremptoirement : Mulier vient de mollities (XI, 2, 18), mollis quasi mulier emolliatur (X, 180).

[4] On appelait aumône, eleemosyna, la nourriture donnée aux pauvres avec les restes de table des grandes maisons. Cf. Guillaume de Nangis, Vie de saint Louis, éd. Lespinasse, Bruxelles, 1895, p. 246.

[5] Peut-être le diaconat, à moins que celui-ci ne lui eût été conféré déjà par l’évêque d’Assise. – LM 3 10 signale que le Pape fit tonsurer même les frères lais pour leur permettre de prêcher sans être soupçonnés d’hérésie par les autorités ecclésiastiques locales.

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