VITA SECUNDA 64

CHAPITRE 34

CE QUI LUI ADVINT A CAUSE D’UN OREILLER DE PLUMES.

  1. Puisque nous en sommes au chapitre de la literie, voici un autre épisode qu’il ne sera peut-être pas inutile de raconter.

Depuis sa conversion au Christ, le saint avait laissé dans l’oubli tout ce qui était du monde ; il avait renoncé par exemple aux matelas et aux oreillers de plume, et il n’était maladie, ni invitation qui réussît à lui faire enfreindre sa résolution. Mais une nuit où son ophtalmie lui causait des souffrances plus intolérables que de coutume, les frères l’obligèrent, contre son gré, à utiliser un petit oreiller[1].

A l’aube, le saint appela son compagnon et lui dit « Mon frère, je n’ai pu dormir cette nuit, et pas davantage me lever pour prier. La tête me tourne, mes jambes flageolent et tout mon corps s’agite comme si j’avais mangé du pain contenant de l’ivraie[2]. Je crois bien que le diable se cache dans l’oreiller là sous ma tête. Tiens, emporte-le, je ne veux pas voir plus longtemps le diable à mon chevet. » Et il lui envoya le coussin.

Le frère s’en saisit, adressa au Père quelques mots d’affection compatissante, puis se retira ; mais il perdit tout à coup la parole et se trouva envahi d’un tel effroi que, paralysé et comme écrasé, il ne pouvait ni faire un pas ni remuer les bras. Il ne dut sa libération qu’à un ordre du saint, qui, mis au courant, l’appela ; il revint et raconta son aventure. Le saint lui dit : « Hier soir, en récitant complies,

j’ai eu nettement la sensation que le diable entrait dans ma cellule. L’ennemi est malin et rusé : s’il n’arrive pas à tourmenter les âmes par l’intérieur, il se rabat sur le corps pour fournir au moins l’occasion de murmurer. »

Quelle leçon pour ceux qui se ménagent des coussins à droite et à gauche et tiennent à s’assurer, n’importe où ils se couchent, de moelleux appuis ! Le diable serre de près la richesse et se fait un plaisir de monter la garde près des lits somptueux surtout quand le confort excède la nécessité ou se trouve en contradiction avec des engagements religieux ; mais il est aussi prompt à fuir l’homme qui s’est dépouillé de tout : la compagnie du pauvre ne convient pas à l’antique serpent ; peut-être aussi la grandeur de la pauvreté lui fait-elle peur. Si les frères, en tous cas, veulent bien réfléchir à la présence du diable parmi le duvet, ils se contenteront de paille pour oreiller.

Table des chapitres

 

[1] Qui lui avait été acheté par le seigneur Jean de Greccio : LP 94.

[2] L’ivraie (du latin ebriaca : qui provoque l’ivresse) contient un principe narcotique ; certaines espèces sont toxiques (lolium temulentum : c’est le terme utilisé ici justement par Celano) ; les symptômes décrits par saint François correspondent assez bien à ceux d’une intoxication alimentaire, l’ergotisme du seigle : céphalalgie, courbatures, fourmillements, accès convulsifs… Cf. Dr H. Chaumartin, Le Mal des ardents et le feu Saint-Antoine, Vienne, 1946.

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