Vita prima, Chapitre 19 n° 51-54

CHAPITRE 19

LE SOIN QU’IL PRENAIT DE SES FRÈRES, SON MÉPRIS POUR LUI-MÊME ET SA PARFAITE HUMILITÉ.

51.- Le bienheureux François, avec son corps, revint à ses frères dont son âme, on l’a vu, ne s’éloignait jamais. Il avait l’œil à ce que faisait chacun, s’occupait de ses frères avec une sollicitude qui avait toujours d’heureux résultats et ne laissait pas sans punition les relâchements qu’il découvrait. Il s’attaquait au mal d’abord dans les tendances de l’esprit, puis dans les instincts animaux et enfin écartait toutes les occasions qui peuvent mener au péché.

Il mettait toute sa ferveur et sa sollicitude à garder Dame sainte Pauvreté et ne tolérait aucun superflu : un objet ne pouvait rester dans la maison s’il n’était pas d’extrême nécessité. Il est impossible, disait-il, de satisfaire à la nécessité sans devenir esclave du plaisir . C’est à contre-coeur et très rarement qu’il acceptait des aliments cuits ; encore les mélangeait-il de cendre et noyait-il dans l’eau froide toute la saveur de l’assaisonnement. Combien de fois n’essaya-t-il pas de donner le change aux grands personnages qui, par vénération et par affection, l’invitaient à leur table au cours des randonnées où il prêchait l’Evangile il mangeait un peu pour se conformer au saint Evangile puis, tout en portant la main à la bouche, il glissait dans sa tunique ce qu’il faisait semblant de manger, pour que personne ne s’aperçût de son manège. Et rien à dire sur l’usage qu’il faisait du vin, puisqu’il ne buvait même pas assez d’eau pour se désaltérer quand il était brûlé par la soif…

52.- Quand il recevait l’hospitalité pour la nuit, il refusait matelas et couvertures : il étendait par terre sa tunique et couchait à même. La plupart du temps, d’ailleurs, il dormait assis ou bien, s’il s’allongeait, c’était avec une pierre ou une bûche en guise d’oreiller .

Quand lui était venu le désir bien naturel de manger de tel ou tel plat, il se résignait difficilement ensuite à y toucher. Il lui arriva une fois, au cours de sa maladie, de manger un peu de poulet, ce qui lui rendit des forces. Il s’en fut ensuite à Assise ; arrivé aux portes de la ville, il ordonna au frère qui l’accompagnait de lui passer une corde au cou et de le promener ainsi dans la ville comme un voleur en publiant à la ronde comme un crieur public : « Venez et voyez un glouton qui, sans que vous vous en doutiez, s’engraisse de chair de poulet ! » On accourait en foule pour voir le spectacle et l’on mêlait les larmes aux soupirs en disant : « Malheur à nous, misérables qui passons toute notre vie dans un solide embonpoint et qui gavons nos cœurs et nos corps de luxure et d’ivresse ! » Un tel exemple touchait les cœurs et excitait à une vie meilleure.

53.- Il lui arrivait bien souvent d’agir ainsi, mais à force de se mépriser lui-même il s’attirait la vénération continuelle. Il se regardait comme un objet de rebut ; il ignorait la peur de perdre sa vie corporelle autant que les ménagements pour la conserver ; héroïquement, il exposait son corps aux injures et aux coups pour bannir tout désir terrestre en sa faveur. Il se méprisait vraiment lui-même et, par la parole et par l’exemple, il enseignait à tous qu’ils avaient à se mépriser à leur tour. Mais (comment y échapper ?) il recueillait partout les ovations, tous chantaient ses louanges ; lui seul se regardait comme un être vil et misérable. Il souffrait beaucoup de se voir ainsi l’objet de la vénération universelle et, pour compenser les honneurs qu’on lui rendait extérieurement, il se faisait injurier. Il appelait un frère et lui disait : « Au nom de l’obéissance, je t’ordonne de m’injurier vigoureusement et de témoigner de la vérité à l’encontre de tous les mensonges de ces gens-là ! » Alors le pauvre frère, à contrecœur, le traitait de rustaud, de valet, de fainéant, et François souriait et approuvait : « Que le Seigneur te bénisse, car c’est la pure vérité et c’est là ce que doit entendre le fils de Pierre Bernardone ! » Il voulait par ces mots faire allusion à sa naissance obscure.

54.- Pour prouver qu’il ne valait que mépris et pour donner aux autres l’exemple d’un sincère aveu, il ne rougissait pas, durant un sermon, de dénoncer à tout le peuple ses propres défaillances. S’il avait jugé quelqu’un avec malveillance ou s’il avait lâché un mot un peu vif, il allait aussitôt s’en accuser et demander pardon à celui qu’il avait mal jugé ou critiqués . C’est le meilleure preuve que nous ayons de sa pureté d’âme : sa conscience, la surveillance qu’il exerçait sur lui-même ne lui laissaient aucun répit tant qu’il n’avait pas apaisé et guéri la souffrance qu’il avait provoquée. Il désirait non se distinguer mais se perfectionner dans toutes les vertus majeures, échappant par tous les moyens à ses admirateurs, de crainte de se laisser aller à la vanité.

Malheur à nous qui t’avons perdu, Père saint ! Tu étais notre modèle de charité et d’humilité. Ta disparition est pour nous la juste punition de n’avoir pas suffisamment cherché à te connaître tant que tu vivais parmi nous.

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