Légende Majeure/Prologue

PROLOGUE

  1. Tous les cœurs humbles, les vrais amis de la sainte pauvreté, ont vu, ces derniers temps, se manifester la grâce de Dieu notre Sauveur[1] en la personne de son serviteur François. Ils y ont trouvé sujet d’adorer les merveilles de l’amour de Dieu à son égard. Ils ont appris, à son exemple, à renoncer une bonne fois à l’impiété et aux convoitises de ce monde[2], à conformer leur vie à celle du Christ, et à creuser en eux sans cesse davantage le désir de voir se réaliser leur bienheureuse espérance[3].

François était vraiment pauvre et pénitent. C’est pourquoi le Dieu très haut l’a regardé avec tant d’affection et de bonté : non seulement il l’a tiré de l’indigence et de la poussière[4] de sa vie mondaine, mais il l’a poussé à pratiquer, à enseigner et à promouvoir un mode de vie parfaite selon l’Évangile. Il l’a ainsi dressé comme un phare pour tous les croyants[5], afin que, témoin lui-même de la Lumière[6], il ouvrît le chemin de lumière et de paix qui doit conduire le Seigneur[7] jusqu’au cœur de ses fidèles.

Étoile du matin qui scintille dans une déchirure de nuages[8], il a, par le rayonnement de sa vie et de son enseignement, conduit vers la vraie lumière ceux qui étaient assis dans les ténèbres et l’ombre de la mort[9]. Arc-en-ciel qui resplendit dans la brume irisée[10], messager de la vraie paix, porteur du signe de notre alliance avec le Seigneur[11], il annonça aux hommes la bonne nouvelle de la paix[12] et du salut. Dieu l’avait appelé, à l’image et à la ressemblance du Précurseur, à prêcher la pénitence, tant par l’exemple que par la parole, frayant ainsi le chemin dans le désert à la très sainte pauvreté[13].

Comblé dès sa naissance des faveurs du ciel, progressivement enrichi des mérites que lui valait sa générosité sans défaillance, investi par l’esprit qui anima les prophètes, chargé de mission comme l’Ange[14], tout embrasé du feu dont brûlent les séraphins, emporté par un char de feu[15] après avoir gravi tous les échelons de la sainteté[16], il est venu à nous avec l’esprit et la puissance d’Elie[17] : toute sa vie nous le démontre à l’évidence.

Voilà pourquoi l’on peut affirmer à juste titre : c’est lui qui est représenté par l’Ange qui s’élève à l’Orient et qui porte le signe du Dieu vivant, dans la prophétie véritable de cet autre ami de l’Époux[18], Jean l’apôtre et l’évangéliste : « Après la rupture du sixième sceau, dit-il dans son Apocalypse, j’ai vu monter de l’Orient le deuxième messager[19] porteur du signe du Dieu vivant[20]. »

  1. Pour arriver à la ferme conviction que ce messager offert à l’amour du Christ, à notre imitation et à l’amour du monde, est bien le serviteur de Dieu François, il n’est que de contempler cette perfection dans la sainteté qui lui permit de vivre au milieu des hommes sans plus de souillure qu’un ange, et qui lui vaut d’être assigné comme modèle aux parfaits disciples du Christ. Ce qui nous porte à penser ainsi, en fils fidèles et aimants, c’est d’abord la mission qu’il reçut d’appeler les hommes â pleurer et à se lamenter, à se raser la tête, â ceindre le sac, et de marquer d’un Tau[21] en signe de pénitence le front de ceux que le péché fait gémir et soupirer[22] (même notre habit est en forme de croix) ; mais ce qui nous confirme dans ces sentiments, c’est la preuve irréfutable de leur vérité : le sceau qui fit de lui l’image[23] du Dieu vivant, c’est-à-dire du Christ crucifié[24], le sceau qui fut imprimé sur son corps non pas par une force naturelle ni par un procédé mécanique, mais bien par l’admirable puissance de l’Esprit du Dieu vivant[25].
  2. Je n’aurais jamais osé, m’en sentant bien indigne et incapable, écrire cette vie (digne en tout point d’imitation) d’un homme si vénérable, si je n’y avais pas été incité par la ferveur affectueuse des frères, poussé par les instances unanimes du Chapitre général, et contraint par la dévotion qui me lie à mon saint Père François ; comment m’y dérober en effet ? j’en ai encore le souvenir tout frais : arraché tout enfant à la gueule de la mort par sa prière et ses mérites, je craindrais fort d’être taxé d’ingratitude si je refusais de témoigner à sa louange. Redevable à son intercession de la vie du corps et de l’âme, ayant fait moi-même l’expérience de sa puissance, c’était à moi d’entreprendre ce travail, de rassembler tant bien que mal (une collection sans lacunes serait impossible[26]!) ses vertus, ses actes et ses paroles, fragments aujourd’hui épars ou laissés dans l’ombre et qui périraient[27], hélas ! si venaient à mourir ceux qui partagèrent la vie du serviteur de Dieu[28]
  3. Pour être bien sûr de ne transmettre à ceux qui nous suivront que la vérité authentique et nette concernant sa vie, je me suis rendu sur les lieux où le saint est né, a vécu, a trépassé ; j’ai soigneusement recueilli les souvenirs de ses compagnons encore vivants[29], de quelques-uns surtout qui ont le mieux pénétré et imité sa sainteté, et en qui on peut avoir toute confiance, puisqu’on a reconnu la vérité de leurs dires et de leur vertu. Pour écrire les merveilles que Dieu a daigné accomplir par son serviteur, j’ai cru devoir négliger toute vaine afféterie de style : un lecteur pieux trouve plus de profit dans un récit simple que dans l’éloquence d’apparat[30]. Je n’ai pas toujours suivi l’ordre chronologique ; pour éviter la confusion, j’ai recherché plutôt les relations naturelles entre les faits, tantôt rattachant à des ensembles distincts des faits contemporains, tantôt groupant par affinités des faits éloignés dans le temps.
  4. Pour écrire sa vie, enfin, ses débuts, ses progrès et sa consommation, j’ai usé d’une division en quinze chapitres, ainsi qu’il suit :

5 Le premier traite de la vie de notre saint dans le siècle.

Le second, de sa conversion parfaite à Dieu et de la réparation qu’il fit de trois églises.

Le troisième, de l’institution de son ordre et de l’approbation de sa règle.

Le quatrième, des progrès de son ordre sous sa direction , et de la confirmation de sa règle déjà approuvée.

Le cinquième , de l’austérité de sa vie et des consolations que les créatures de Dieu lui offraient.

Le sixième, de son humilité, de son obéissance, et de la manière dont Dieu condescendait à ses moindres désirs.

Le septième , de son amour pour la pauvreté et de la manière dont il subvenait aux besoins du prochain.

Le huitième, de sa tendre piété et de la manière dont les créatures privées de raison semblaient le connaître.

Le neuvième, de l’ardeur de sa charité et de son désir du martyre.

Le dixième, de son application à la prière et de la sublimité de son oraison.

Le onzième , de son intelligence des Ecritures et de son esprit de prophétie.

Le douzième , de l’efficacité de ses prédications et du don qu’il avait de guérir les malades.

Le treizième, des stigmates sacrés.

Le quatorzième, de ses souffrances et de sa mort.

Le quinzième , Sa canonisation ; translation de son corps[1].

 

 

 

Chapitre 1

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[1] He 1 2

[2] Tt 2 12

[3] Tt 2 13

[4] Is 66 2

[5] Jb 36 22

[6] 1 S 2 8

[7] Is 49 6

[8] Jn 1 7

[9] Lc 1 76

[10] Si 50 6

[11] Par ses stigmates. La Croix, que les stigmates reproduisent, est signe de la nouvelle Alliance, comme l’arc-en-ciel l’était de l’ancienne. – Noter l’insistance sur le rôle pacificateur de François : dès le Prologue, saint Bonaventure nous révèle par là son désir d’intervenir lui aussi comme pacificateur entre les deux fractions de l’Ordre : conventuels et spirituels.

[12] Lc 1 79

[13] Saint Bonaventure cite ici le texte d’Isaïe (Une voix crie : Frayez dans le désert) et non celui de saint Marc, qui reproduit les Septante (Une voix crie dans le désert : Frayez). Une triple allusion biblique (l’étoile du matin, l’arc-en-ciel, le Précurseur) a repris pour l’orchestrer dans cette phrase le symbolisme contenu dans la précédente, et le parallélisme des deux fins de phrases nous montre que la très haute Pauvreté n’est autre que le Seigneur qui doit trouver le chemin des cœurs ; c’est Dieu lui-même considéré sous son attribut de Pauvreté, comme il sera considéré ailleurs sous les attributs de Toute-puissance, de Providence, de Bonté, etc.

[14] Quel ange ? La suite du récit précisera cette allusion volontairement vague : François a terrassé les démons comme Michel, apporté la lumière aux incroyants comme Raphaël à Tobie, et annoncé à tous les hommes, comme Gabriel à la Vierge, la bonne nouvelle du salut.

[15] Voyez chapitre IV, § 4.

[16] Littéralement : « comme un homme hiérarchique » ; or nous savons par la Triple Voie, auquel le début du paragraphe 5 semble aussi faire allusion, que saint Bonaventure nomme « hiérarchique » la série progressive des exercices et opérations dont se compose la voie spirituelle. Le même qualificatif fut appliqué aux deux premiers frères étudiants de l’Ordre Antoine de Padoue et Adam de Marsh, dont la Chronique de Nicolas Glassberger dit qu’ils semblaient « non pas avoir étudié les Hiérarchies dans saint Denis, mais les avoir vécues ». (AF, t. Il, p. 34). On retrouvera encore cet adjectif dans les Actus (cf. Fior 6).

[17] Lc 1 17

[18] Jn 3 29

[19] Le premier messager porteur du signe du Dieu vivant étant le Christ. On connaît l’inscription du grand portail de l’église des Cordeliers de Reims Deo-Homini et beato Francisco, utrique crucifixo : A l’Homme-Dieu et au bienheureux François, l’un et l’autre crucifiés.

[20] Ap 7 2

[21] Lettre hébraïque en forme de croix. Saint François a été très profondément impressionné par le sermon d’Innocent III sur le signe tau, à l’inauguration du Concile de Latran (1215).

[22] Ez 9 4

[23] Ez 28 12

[24] 1 Co 2 12

[25] 2 Co 3 3

[26] Saint Bonaventure se disculpe ainsi par avance du reproche d’avoir supprimé certains faits ; à la documentation exhaustive il a préféré la pacification de l’Ordre.

[27] Jn 6 12

[28] Rassembler… des fragments… qui périraient… Exemple d’allusion intraduisible à un texte évangélique repétri ; il s’agit ici du Colligite fragmenta ne pereant.

[29] Il n’y avait que trente-quatre ans que saint François était mort. – Parmi les sources de saint Bonaventure, et au nombre des meilleures, signalons le célèbre frère Gilles, que l’auteur affirme avoir connu personnellement (infra 3, 4). Gilles, homme de bon sens et de grande sainteté, témoin aussi de la première heure, n’a pu qu’aider puissamment saint Bonaventure à camper dans sa vérité la silhouette de saint François.

[30] Or, si l’on analyse le style de saint Bonaventure, on remarque qu’il se soumet aux lois les plus rigoureuses du cursus rythmique. Par exemple, sur les 34 phrases que comporte le chapitre 15, 33 se terminent d’après les règles du velox du planus et du tardus ; et la seule exception est une citation de saint Grégoire ! Faut-il prendre pour fausse modestie l’allégation de saint Bonaventure ? Non, car on retrouve les mêmes protestations chez saint Cyprien et beaucoup d’autres auteurs qui ont employé, eux aussi, les clausules rythmiques. Il vaut mieux croire que le cursus n’était pas regardé comme un ornement recherché du style, mais qu’il appartenait plutôt à ce minimum d’élégance auquel se croyait obligé tout écrivain. (CF. Laurand, Le Cursus dans la Légende de saint François, par saint Bonaventure. RHE 11 (1910). 257 à 262.

[1] Le début et la fin sont donc narratifs et situés à leur place chronologique :

1, 2, 3, 4. jeunesse et conversion ;

14-15. maladie et mort.

Le corps de l’œuvre (3 fois 3 chapitres) est narratif, lui aussi ; mais il ne raconte pas les événements selon leur succession historique, il les agence selon le schéma bonaventurien de l’itinéraire spirituel :

5-6-7. voie purgative (avec les vertus ascétiques et leur récompense) ;

8-9-10. voie illuminative (avec son triple objet : les créatures, les hommes, Dieu) ;

11-12-13. voie unitive (avec les dons préternaturels, y compris les stigmates).

 

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