Légende Majeure/Chapitre X

CHAPITRE 10 : SON ZÈLE POUR L’ORAISON. PUISSANCE DE SA PRIÈRE.

  1. François, le serviteur du Christ, avait douloureusement conscience que son corps, (pourtant rendu par son amour du Christ inaccessible à toute passion terrestre) le contraignait à cheminer en étranger loin du Seigneur[1]; il s’efforçait donc de maintenir toujours au moins son esprit en présence du Seigneur par une prière ininterrompue[2], pour n’être point sans réconfort du Bien-Aimé[3]. Car c’était pour lui un réconfort dans la méditation que de prier et de parcourir les demeures du ciel, déjà concitoyen des Anges[4], pour y chercher, de toute l’ardeur de son désir, son Bien-Aimé[5] dont le séparait la seule cloison de la chair ; et c’était un appui dans l’action, car en tout ce qu’il entreprenait il mettait sa confiance dans la bonté de Dieu, non dans ses propres forces, et sa prière de tous les instants lui permettait de se débarrasser dans le Seigneur de tout souci[6]. Il affirmait avec conviction que la grâce de la prière est ce qu’un religieux doit demander avant tout autre chose et, persuadé que sans elle on ne peut rien faire de bon au service du Seigneur, il encourageait les frères par tous les moyens à s’y appliquer de tout cœur. Qu’il marchât ou s’arrêtât, en voyage ou au couvent, au travail comme au repos, il s’adonnait à la prière au point qu’il paraissait lui avoir voué tout son cœur et tout son corps, toute son activité et tout son temps.
  2. Il n’aurait jamais manqué par négligence une visite de l’Esprit : quand l’occasion s’en présentait, il l’accueillait fidèlement et, tant que durait la faveur du Seigneur, savourait la douceur qui lui était offerte. Si c’était sur la route qu’il sentait venir le souffle de l’Esprit de Dieu, il se laissait distancer par ses compagnons, et ne recevait pas la grâce en vain[7]. Sa contemplation l’entraînait souvent si haut que, ravi hors de lui-même, il ressentait alors ce qu’un homme ne peut ressentir et restait étranger à ce qui se passait autour de lui. Un jour par exemple qu’il traversait (à dos d’âne à cause de sa faiblesse) Borgo San Sepolcro, bourg populeux s’il en est, on se rua en foule à sa rencontre, par dévotion[8]. On le tirait, on s’accrochait à lui, on le pressait, on le touchait tant et plus : comme un corps sans vie il semblait ne rien sentir ni remarquer de tout ce qui se passait autour de lui. Bien plus tard, une fois passés le bourg et les attroupements, on fit halte dans. une maladrerie, et, comme s’il revenait d’ailleurs, détournant les yeux de ses visions célestes, il demanda si Borgo était encore loin. Son âme, inébranlablement ancrée dans les splendeurs du ciel, n’avait pu se rendre compte du défilé mouvant des lieux, des temps et des personnes, ce qui lui arrivait assez souvent, d’après les témoignages nombreux de ses compagnons qui en furent témoins.
  3. Au cours de ses oraisons il avait expérimenté que la présence souhaitée de l’Esprit-Saint est d’autant plus volontiers accordée aux âmes de prière qu’elles sont plus éloignées du tumulte de ce monde : c’est pourquoi, en quête de solitude, il fréquentait, pour y prier, des lieux déserts ou des églises abandonnées. Il eut à y subir fréquemment les horribles assauts des démons qui, luttant contre lui corps à corps dans sa chair[9], tâchaient de le détourner de son application à la prière. Mais plus l’ennemi attaquait violemment, plus son courage était grand et sa prière fervente, et, fort des armes qu’il empruntait au ciel, il disait au Christ avec confiance : Je me mets à couvert sous tes ailes ; défends-moi des impies qui me persécutent[10]. Puis, s’adressant aux démons : Faites-moi subir tout ce qui est en votre pouvoir, esprits mauvais et trompeurs ! Vous n’avez de puissance que celle qui vous est octroyée par la main du Seigneur, et tout ce qu’il aura décidé de m’infliger, je suis prêt à l’endurer allègrement. – C’était trop de courage pour ces orgueilleux démons : ils s’enfuyaient, couverts de confusion.
  4. Une fois seul et apaisé, l’homme de Dieu faisait retentir les bois de ses gémissements, arrosait la terre de ses larmes, se frappait la poitrine et, comme s’il se sentait caché bien à l’abri dans la chambre la plus secrète du Palais, il se mettait à parler à son Seigneur, répondant au Juge, suppliant le Père, s’entretenant avec l’Ami[11]. C’est là que des frères qui l’épiaient filialement le surprirent parfois implorant avec des cris passionnés la clémence divine pour les pécheurs et gémissant à haute voix sur la Passion du Seigneur comme si elle s’était déroulée sous ses yeux. C’est là qu’une nuit on l’aperçut en prière, les bras en croix, soulevé de terre et environné d’une nuée lumineuse, clarté rayonnant de son corps et témoignant bien de l’admirable lumière qui habitait son âme. C’est là enfin – des indices certains le prouvent – que lui furent dévoilés certains secrets et mystères de la divine sagesse[12]; mais il ne les divulguait pas à moins d’y être poussé par son amour du Christ[13] ou par le bien qu’ils pouvaient faire à autrui. Il disait à ce propos : « On perd quelquefois pour un médiocre avantage un trésor inestimable, et c’est notre faute si Celui qui nous l’avait donné ne se montre plus aussi généreux. »

Au sortir de ces oraisons privées qui faisaient de lui un tout autre homme, il mettait tous ses soins à se comporter comme les autres, de peur que la louange des hommes ne ravît à son âme les faveurs divines qu’il aurait laissé paraître au dehors. Surpris en public par une visite du Seigneur, il se cachait toujours d’une manière ou d’une autres[14] aux yeux des personnes présentes pour ne rien dévoiler des faveurs de l’Époux. Quand il priait en compagnie des frères, il évitait de cracher bruyamment[15], de gémir, de soupirer tout fort, de se livrer à toutes sortes de manifestations extérieures[16], soit parce qu’il préférait passer inaperçu, soit parce que tout entier recueilli il était tout entier transporté en Dieu. Il disait souvent à ses intimes : « Quand un serviteur de Dieu, au cours de sa prière, est visité par Dieu, il doit dire : Cette consolation, Seigneur, tu l’as envoyée du ciel à un pécheur et un indigne ; je t’en confie la garde car j’ai l’impression de t’avoir dérobé ton trésor. Et, sa prière finie, il doit se conduire en petit pauvre et en pécheur, comme s’il n’avait reçu aucune grâce nouvelle[17]. »

  1. L’homme de Dieu était un jour à la Portioncule en train de prier quand l’évêque d’Assise arriva pour lui faire sa visite habituelle. Sitôt entré dans le couvent il se dirigea, sans prendre garde, vers la cellule de François, poussa la petite porte et se ramassa pour entrer ; mais quand il eut passé la tête et aperçu le saint en prière il fut pris d’une terreur subite paralysant ses membres et lui ôtant la parole, cependant qu’une force divine le repoussait dehors et le ramenait arrière. Abasourdi, l’évêque rejoignit les frères comme il put et, Dieu lui ayant rendu la parole, ses premiers mots furent pour avouer sa faute.

L’Abbé du monastère Saint-Justin, dans le diocèse de Pérouse, rencontra un jour le serviteur du Christ et, sitôt qu’il l’eut vu, sauta de cheval pour saluer l’homme de Dieu qu’il vénérait et s’entretenir un moment avec lui du salut de son âme. A la fin d’un entretien qui lui fut très doux, l’Abbé le quitta en lui demandant humblement de prier pour lui. – « Très volontiers ! » répondit-il. L’Abbé n’était pas encore bien loin lorsque François, le fidèle, dit à son compagnon : « Attends un peu, frère, car je veux m’acquitter tout de suite de ce que j’ai promis. » Il se mit à prier, et, au même moment, l’Abbé ressentit en son âme une ardeur et une douceur inconnues jusque-là, et tombant en extase s’évanouit à lui-même pour se retrouver tout en Dieu. Il resta un moment dans cet état puis, revenu à lui, reconnut la puissance de la prière de saint François. Dès lors son amour pour l’Ordre grandit toujours davantage, et nombreux sont ceux qui l’entendirent raconter comme un miracle ce qui s’était passé.

  1. Il s’acquittait des heures canoniales avec autant de respect que de piété. Il avait beau souffrir des yeux, de l’estomac, de la rate et du foie, il ne se permettait jamais, lorsqu’il récitait ses psaumes, de s’appuyer à un mur ou à la cloison, mais il psalmodiait toujours debout, capuce rabattu, sans avaler une syllabe ni promener ses regards alentour. En voyage, à l’heure prévue, il s’arrêtait, et il n’était averse si torrentielle qui contrariât cette respectueuse habitude. « Si l’on octroie au corps du repos, disait-il, pour qu’il puisse prendre une nourriture qui deviendra la proie des vers avec lui, avec quelle paix et quelle tranquillité l’âme ne doit-elle pas prendre sa nourriture de vie ? »

Il croyait pécher gravement si, au cours de sa prière, il se laissait aller à de vaines imaginations, et quand cela lui était arrivé, il ne se contentait pas de l’avouer en confession ; il voulait aussi l’expier au plus tôt. Cette résolution était devenue chez lui un réflexe habituel, au point que ce genre de mouches ne venait plus l’agacer que très rarement. Au cours d’un carême, il s’était employé à confectionner un coffret[18], afin d’occuper toutes les miettes de son temps sans en laisser échapper aucune. Or il y repensa en disant Tierce et son esprit en fut un peu distrait ; mais poussé par la ferveur de l’Esprit, il jeta au feu son coffret en disant : « J’en fais le sacrifice au Seigneur dont il a interrompu le sacrifice ! » Il psalmodiait, aussi attentif de cœur et d’esprit que s’il eût vu Dieu là présent, et quand se présentait le nom du Seigneur, il semblait s’en lécher les lèvres, tant il le trouvait doux.

Voulant qu’on entourât toujours des plus grands égards le nom du Seigneur, qu’il fût pensé, parlé ou écrit, il conseilla un jour aux frères de ramasser tous les feuillets écrits rencontrés, où qu’ils fussent, et de les déposer en lieu convenable pour éviter que le nom sacré vînt à être foulé aux pieds. Quant au nom de Jésus, s’il le prononçait ou l’entendait, il était rempli d’une allégresse intérieure qui le transformait extérieurement, comme si la saveur du miel avait empli sa bouche et un son harmonieux occupé son oreille[19].

  1. Trois ans avant sa mort, il décida de célébrer avec le plus de solennité possible, près de Greccio, le souvenir de la Nativité de l’Enfant Jésus, afin d’augmenter la dévotion des habitants. Mais pour que ce projet ne pût être appelé révolutionnaire, il en demanda au Souverain Pontife et en obtint la permission[20]. Il fit préparer une mangeoire, apporter du foin, amener un bœuf et un âne[21]. On convoqua les frères, la foule accourut, la forêt retentit de leurs chants, et cette nuit vénérable revêtit splendeur et solennité, à la clarté des torches étincelantes et au son des cantiques résonnant haut et clair. L’homme de Dieu, debout près de la crèche et rempli de piété, ruisselait de larmes et débordait de joie. La messe fut célébrée sur la mangeoire comme autel et François qui était diacre chanta le saint Évangile, puis prêcha au peuple rassemblé la naissance du pauvre Roi qu’il nommait avec tendresse et amour l’Enfant de Bethléem[22]. Le seigneur Jean de Greccio, chevalier vertueux et loyal qui avait quitté les armées des princes de la terre par amour pour le Christ, et qu’une étroite amitié liait à l’homme de Dieu, affirma qu’il avait vu un enfant très beau qui reposait dans la crèche et qui parut s’éveiller lorsque le bienheureux Père François le prit entre ses bras. Cette vision est suffisamment accréditée par la sainteté du pieux chevalier, mais elle est confirmée aussi par la vérité qu’elle exprime et par les miracles qui suivirent. L’exemple de François offert au monde réveilla en effet les âmes qui s’endormaient dans leur foi au Christ, et le foin de la crèche, conservé par le peuple, servit de remède pour les animaux malades et de préservatif contre toutes sortes de pestes : Dieu glorifiait en tout son serviteur et prouvait par des miracles évidents la puissance de ses prières et de sa sainteté[23] 

Chapitre 11

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[1] 2 Co 5 6

[2] 1 Th 5 17

[3] Ce chapitre contient le ressort intérieur des deux précédents : car c’est l’amour de François pour son Seigneur qui rend seul compte de son amour du prochain et aussi des créatures sans raison.

Malgré tout l’art de saint Bonaventure, un exposé sur la prière de François ne peut que décevoir : car on voudrait pénétrer dans le cœur-à-cœur d’un saint avec son Dieu, et on est réduit à une galerie de faits extérieurs manifestant plus ou moins cet amour.

Giotto lui-même, quand il a voulu mettre en fresque ce difficile sujet, a dû nous montrer un François en extase, suspendu au-dessus de terre, et à qui Jésus vient parler à l’oreille, tandis que les frères sont stupéfaits du spectacle ; la scène se passe devant la porte d’une ville. Si beau, si suggestif que soit ce chef-d’œuvre, il reste artificiel.

[4] La hiérarchie ecclésiastique (Cf. supra, 9, 2) n’est qu’une réplique sur terre de celle des Anges du ciel. Suppliants, Spéculatifs et Extatiques correspondent aux trois derniers chœurs des Anges: Thrônes, Chérubins et Séraphins. Tel est le point d’insertion dans la théologie bonaventurienne de la tradition qui a donné à saint François son nom de Séraphique. (Saint Bonaventure : Collationes in Hexaëm, XXII, 22-23).

[5] Ct 3 1

[6] Ps 54 23

[7] 2 Co 6 1

[8] « La légende s’est emparée définitivement de François ; bon gré mal gré les miracles éclatent sous ses pas ; on sort processionnellement des villages pour aller à sa rencontre ; et chez le biographe on entend l’écho de ces fêtes religieuses d’Italie, gaies, populaires, bruyantes, ensoleillées, qui ressemblent si peu aux fêtes méticuleusement organisées des peuples septentrionaux. » (Sabatier, Vie de saint François, p. 233). La scène de la traversée de Borgo San Sepolcro nous est narrée tout au long dans la quatrième Considération sur les stigmates.

[9] Cf. 2 C 119.

[10] Ps 16 8

[11] Il faut déplorer que le récit de saint Bonaventure fasse parfois figure de « sinistré » , comparé à celui de Celano. Cette phrase est typique empruntée textuellement à 2 C 95, elle a été pourtant délestée de ses deux derniers mots : colludebat Sponso, jouant avec l’Époux, qui auraient dû être doublement chers à notre Docteur : – d’abord parce qu’ils enrichissent d’une nuance supplémentaire et charmante (abondance de biens ne nuit pas) le portrait de l’âme de saint François ; – ensuite à titre d’allusion biblique dont il est si friand : Abimélech, regardant par la fenêtre, surprit un jour les jeux amoureux d’Isaac et de Rébecca qu’il croyait frère et sœur (Gn 26 8). – Mais peut-être est-ce justement pour éviter cette réminiscence du jocantem cum uxore que saint Bonaventure à biffé le colludebat Sponso devant lequel son auteur de base, Celano, n’avait pourtant pas reculé. On ne comprend pas pourquoi le même saint Bonaventure a réintégré plus tard ces deux mots dans la Legenda minor 4 2. La première Considération sur les stigmates  n’aura aucun scrupule à utiliser intégralement la phrase.

[12] Ps 50 8

[13] 2 Co 5 14

[14] En se faisant un écran de sa manche ou d’un pan de son manteau (2 C 94).

[15] Cf. cependant 2 C 190. Cassien déjà demandait aux moines de son temps qu’au moins pendant l’oraison du célébrant l’on s’abstienne de cracher. Recommandation reprise sur le Speculum Disciplinas, 15,7 (dans saint Bonaventure, Opera, VIII, p. 596).

[16] Génuflexions, prostrations, signes de croix, baisements du sol, etc. Nous serions tentés de qualifier tout cela de piété ostentatoire ; c’était alors courant et spontané. Salimbene nous conte comment au couvent de Sens le roi saint Louis attendit patiemment son frère Charles d’Anjou qui n’en finissait plus de prier et de faire devant l’autel du couvent des frères à Vézelay force génuflexions. MGH, SS, XXXII, 225.

[17] Cf. Adm. 28.

[18] Ou une corbeille en vannerie.

[19] Ce sentiment et son expression s’inscrivent dans la ligne d’une tradition spirituelle très vivace et d’une production littéraire abondante et ancienne. On trouve déjà dans une antienne du VIII° siècle : « Jesus mel in ore, auri mélos » ; une hymne de l’époque et de l’école de saint Bernard chante :

– Jesu, decus angelicum – In aure dulce canticum

– In ore mel mirificum – In corde nectar caelicum.

Et 1 C 86 : « Lorsqu’il parlait de Jésus, il passait sa langue sur ses lèvres comme pour savourer la douceur de ce mot. »

[20] Précaution ignorée par les autres biographes. Ce recours au Saint-Siège veut-il être donné comme exemple aux Spirituels qui dépassaient de loin l’originalité de François sans avoir pour autant sa soumission à l’Église ? Peut-être le saint connaissait-il l’interdiction des ludi théatrales par une décrétale d’Innocent III, datant de 1207. (Cf. AFH 19 (1926), p. 135).

[21] Ces animaux sont conventionnellement ajoutés à la crèche : ou bien à cause d’Isaïe 1 3 (entre autres Pères, saint Ambroise l’explique dans In Luc. 2, 42 ; PL 15, 1568) ; ou bien à cause d’un passage d’Habacuc 3 2 qui, traduit par les Septante « au milieu de deux animaux », signifie tout autre chose, mais qui est passé avec ce sens dans la Liturgie (Trait après la première lecture du Vendredi-Saint).

[22] Pourquoi souligner une appellation qui nous paraît toute normale ? N’oublions pas que la dévotion aux différents aspects ou mystères humains du Christ date de cette époque. Enfant de Bethléem, Enfant Jésus auront leur place désormais à côté de Seigneur Jésus et ont été sans doute prononcés pour la première fois dans cette première crèche. Cf. Dom Gougaud : La crèche de Noël avant saint François, dans Rev. Sc. Rel. 2 (1922), p. 26-34.

[23] Bien mieux que la fresque de la série des Giotto d’Assise, il faut voir, pour évoquer la crèche de Greccio, la fresque primitive (14°-15°) qui orne encore le mur du lieu de la crèche à Greccio même.

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