LÉGENDE DE PÉROUSE 92-94

PERSÉCUTIONS DIABOLIQUES ET CONSOLATIONS

  1. Une fois, le bienheureux François s’en fut à tome rendre visite au seigneur Hugolin, évêque d’Ostie, qui plus tard devint pape. Après quelques jours passés auprès de lui, il prit congé et s’en alla visiter le seigneur Léon, cardinal de Sainte-Croix. Ce cardinal était très affable et courtois, il aimait rencontrer le bienheureux François qu’il vénérait beaucoup. Il le pria avec une grande dévotion de demeurer quelques jours auprès de lui, car c’était l’hiver, le froid était très vif et, presque chaque jour, le vent et la pluie faisaient rage, comme il arrive souvent en cette saison. « Frère, lui dit-il, le temps rend impossible tout voyage. Je veux, s’il te plaît, que tu restes chez moi jusqu’à ce que le temps soit redevenu favorable. Comme je nourris chaque jour en ma demeure un certain nombre de pauvres, tu seras traité comme l’un d’eux. » Le seigneur cardinal parlait ainsi parce qu’il savait que le bienheureux voulait être reçu comme un petit pauvre là où l’hospitalité lui était offerte[1]. Et cependant sa sainteté était si éclatante que le seigneur pape, les cardinaux et les grands de ce monde qui le connaissaient le vénéraient comme un saint. Le cardinal ajouta : « Je te donnerai un bon logis retiré, où tu pourras manger ou prier à ta guise. »

Prés du seigneur cardinal se trouvait alors Ange Tancrède[2], l’un des douze premiers frères ; il dit au bienheureux François : « Il y a prés d’ici, sur la muraille de la ville, une belle tour, haute et spacieuse, contenant neuf chambres. Là tu pourras t’isoler tout comme dans un ermitage. » –
« Allons la voir ! » répondit le saint. Elle lui plut et, revenu prés du seigneur cardinal, il lui dit : « Seigneur, je resterai peut-être près de vous quelques jours. » Le cardinal en fut très heureux. Frère Ange fit préparer la tour pour que le saint y pût demeurer avec son compagnon jour et nuit, car il ne voulait en descendre ni de jour ni de nuit, tant qu’il serait l’hôte du cardinal. Frère Ange s’offrit à leur porter lui-même leur repas, qu’il déposerait dehors, car ni lui ni aucun autre ne devait entrer. Le bienheureux alla donc s’établir en cette tour avec son compagnon.

Or, la première nuit, comme il se disposait à dormir, les démons survinrent et le rouèrent de coups. Aussitôt il appela son compagnon qui occupait une chambre éloignée. Le frère bondit et vint le rejoindre. Le bienheureux lui dit : « Les démons, frère, m’ont durement frappé. Je désire que tu me tiennes compagnie car je crains de rester seul. » Le frère demeura prés de lui toute la nuit. Le bienheureux François tremblait de tous ses membres, comme un malade en proie à la fièvre, et tous deux restèrent éveillés jusqu’au matin.

Le bienheureux s’entretint durant tout ce temps avec son compagnon, et il disait : « Pourquoi les démons m’ont-ils frappé ? Pourquoi ont-ils reçu du Seigneur la permission de me faire du mal ? » Et il poursuivait ainsi sa réflexion : « Les démons sont les gendarmes de Notre-Seigneur. De même que le podestat envoie ses gendarmes pour punir un coupable, de même le Seigneur corrige et châtie ceux qu’il aime, par ses gendarmes c’est-à-dire par les démons qui sont les exécuteurs de ses oeuvres. Il arrive fréquemment que le religieux, même « parfait[3] », pèche par ignorance[4]. Alors, comme il ignore son péché, il est châtié par le diable pour que ce châtiment lui serve de leçon, pour qu’il comprenne et considère attentivement en lui et autour de lui en quoi il a péché. Car, chez ceux que le Seigneur aime tendrement ici-bas, rien ne demeure impuni.

« Pour moi, par la grâce et la bonté de Dieu, je ne vois aucun manquement dont je ne me sois purifié par la confession et la satisfaction. Et même le Seigneur, dans sa bonté, m’a révélé dans la prière tout ce qui peut lui plaire ou lui déplaire. Mais il se peut, me semble-t-il, Que le Seigneur m’ait fait châtier par ses gendarmes pour le motif suivant : Sans doute, le cardinal se montre spontanément très généreux à mon égard ; sans doute mon corps a besoin de ménagements et je puis les accepter sans remords. Et cependant, mes frères qui vont par le monde, endurant la faim et toutes sortes de tribulations, qui demeurent dans de pauvres petites maisons et dans des ermitages, pourraient, en apprenant que je suis l’hôte du seigneur cardinal, trouver là prétexte à murmurer contre moi ; ils diraient : « Pendant que nous endurons toutes sortes de privations, lui a toutes ses aises ! » Or je suis tenu de montrer toujours le bon
exemple : c’est pour cela que je leur fus donné. Les frères sont plus édifiés quand je demeure avec eux dans de pauvres couvents; ils supportent leurs tribulations avec plus de patience quand ils apprennent et savent que j’endure autant qu’eux. « 

Le saint Père avait toujours été faible : déjà dans le siècle il était frêle et débile de constitution, et la maladie ne fit que croître jusqu’au jour de sa mort ; mais toujours il voulut donner aux frères le bon exemple et leur enlever tout prétexte à murmurer et à dire : « Lui s’accorde tout ce dont il a besoin, mais nous, nous n’avons rien. » Aussi, malade ou bien-portant, jusqu’au jour de sa mort il supporta tant de privations que si tous les frères les connaissaient comme nous qui avons vécu avec lui un certain temps jusqu’à la fin, ils ne pourraient se les rappeler sans verser des larmes, et ils supporteraient avec plus de patience épreuves et privations.

Au petit jour, le bienheureux François descendit de la tour avec le frère, s’en fut trouver le seigneur cardinal, lui raconta tout ce qui s’était passé et tout ce qu’il avait dit à son compagnon. Il ajouta : « Les gens ont en moi grande confiance et me prennent pour un saint ; or, voici que les démons m’ont jeté hors de mon ermitage ! » Il voulait en effet demeurer en retraite dans cette tour comme un reclus sans parler à d’autres qu’à son compagnon. Le seigneur cardinal se réjouit grandement de le revoir, mais, parce qu’il le regardait et le vénérait comme un saint, il acquiesça à sa volonté de ne pas demeurer en ce lieu plus longtemps. Le bienheureux François prit donc congé de lui et revint à l’ermitage « Saint-François[5] », à Fonte Colombo, prés de Rieti.

  1. Le bienheureux François s’étant un jour rendu à l’ermitage du Mont Alverne, ce lieu lui plut tellement par son isolement qu’il voulut y faire un carême en l’honneur de saint Michel. Il y était monté avant la fête de l’Assomption de la glorieuse Vierge Marie, il compta les jours qui séparaient cette fête de la Saint-Michel : il y en avait quarante. Il dit alors : « En l’honneur de Dieu, de la bienheureuse Vierge Marie sa mère, et du bienheureux Michel, prince des anges et des âmes[6], je veux faire ici un carême. » Il entra dans la cellule qu’il voulait occuper pendant tout ce temps, et pendant la première nuit pria le Seigneur de lui montrer par un signe si la volonté divine était qu’il demeurât en ce lieu. Le bienheureux François, en effet, quand il s’arrêtait dans quelque endroit pour prier, ou quand il parcourait le monde pour prêcher, s’inquiétait toujours de connaître la volonté de Dieu, pour s’y conformer et plaire au Seigneur. Il craignait parfois que, sous prétexte de retraite dans la solitude pour y prier, son corps ne cherche en réalité qu’à se soustraire aux fatigues de la prédication à travers le monde, ce monde pour lequel le Christ n’a pas hésité à venir du ciel sur la terre. Il faisait prier aussi ceux qui lui paraissaient amis de Dieu, pour que le Seigneur lui fit connaître s’il devait, pour accomplir sa volonté, aller prêcher par le monde ou se retirer dans un lieu solitaire pour prier[7].

 Il était encore en prière, le jour commençait à poindre, et voici que des oiseaux de tous plumages vinrent se percher sur la cellule qu’il habitait. Mais pas tous en même temps : il en venait d’abord un qui faisait entendre son couplet mélodieux et se retirait ; un autre venait, chantait, et s’en allait à son tour ; et ainsi de suite. Ce fut, pour le bienheureux François, un grand sujet d’admiration et de consolation. Comme il se demandait ce que cela signifiait, il lui fut répondu intérieurement par le Seigneur : « C’est le signe que Dieu te donnera dans cette cellule beaucoup de grâces et de consolations. » Il en fut véritablement ainsi. En effet, parmi beaucoup d’autres grâces cachées ou manifestes que lui envoya le Seigneur, se place la vision du séraphin, qui remplit son âme de consolation et l’unit étroitement à Dieu tout le reste de sa vie. Lorsque son compagnon lui apporta son repas, ce jour-là, il lui raconta ce qui s’était passé.

Mais il ne connut pas que des consolations dans cette cellule ; il eut à souffrir de la part des démons, pendant la nuit, de multiples tribulations, comme il le rapporta lui même à son compagnon. Un jour même il lui dit : « Si les frères savaient tout ce que me font endurer les démons, aucun d’entre eux ne me refuserait sa pitié et sa compassion ! » C’est à cause de ces persécutions qu’il lui était parfois impossible d’être complètement à la disposition des frères et de leur témoigner son affection familière aussi souvent qu’ils l’auraient désiré.

  1. En ce temps-là, le bienheureux François demeurait à l’ermitage de Greccio. Il se tenait jour et nuit, pour prier, dans la cellule du fond, derrière la grande salle. Or une nuit, dans le premier sommeil, il appela le compagnon qui occupait la grande salle, la plus ancienne. Celui-ci se leva et vint dans le couloir à l’entrée de la cellule où était couché le bienheureux François. Le saint lui dit : « Frère, je ne peux ni dormir, cette nuit, ni me tenir debout pour prier[8], car la tête me tourne et mes jambes tremblent si fort qu’on dirait que j’ai mangé du pain d’ivraie ! » Son compagnon lui répondit par quelques paroles douces et apaisantes.

 Le bienheureux lui dit : « Je crois que le diable se cache dans le coussin que j’ai sous la tête ! » La veille, en effet, le seigneur Jean de Greccio, que le saint aimait beaucoup et à qui il témoigna toute sa vie une affection familière, lui avait acheté un oreiller de plumes. Or, depuis qu’il avait quitté le monde, le bienheureux ne voulait ni matelas, ni oreiller de plumes, même s’il était malade ou sous quelque autre prétexte. Mais cette fois-là, les frères l’y avaient obligé contre son gré, à cause de sa très grave maladie d’yeux. Il jeta donc le coussin à son compagnon.

 Celui-ci le ramassa, le mit sur son épaule gauche en le tenant de la main droite et sortit de ce couloir. Aussitôt il perdit la parole et fut dans l’impossibilité de faire un pas, de remuer ni bras ni mains, pas même de se débarrasser du coussin. Il demeura ainsi debout, comme un homme privé de sentiment, inconscient de ce qui se passe en lui et autour de lui. Cela dura bien une heure, puis, grâce à Dieu, le bienheureux François l’appela. Aussitôt, il revint à lui, jeta l’oreiller derrière lui et rejoignit le bienheureux. Quand il eut raconté son aventure, le saint Père lui dit :

« Ce soir, en récitant Complies, j’ai senti que le diable entrait dans ma cellule. » Il fut certain alors que c’était bien le diable qui l’avait empêché de dormir et de se tenir debout pour prier. Et il dit : « Le démon est plein d’astuce et de ruse. Voyant que, par la bonté et la grâce de Dieu, il ne peut nuire à mon âme, il s’en prend à mon corps afin de m’empêcher et de dormir et de rester debout pour prier. Il veut étouffer en moi la ferveur et la joie de mon cœur pour me faire murmurer contre ma maladie. »

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[1] Cf. plus haut § 61.

[2] Il est possible que ce frère soit à identifier au frère Ange de Rieti ; peut être même est-il l’un des rédacteurs de quelques paragraphes, sinon de celui-ci, de la Légende de Pérouse.

[3] La vie spirituelle était souvent présentée comme comportant trois stades : on distinguait les commençants, les progressants et les « parfaits ».

[4] Autre théorie courante. On distinguait trois manières de pécher : par faiblesse, par ignorance et par malice. Chaque espèce était mise en rapport avec l’une des Personnes de la Trinité, selon Mt 12 32. Cf. Liber de modo bene vivendi, ch. 26, De Peccato, PL 184, 1246. C’est une distinction qui vient d’Isidore de Séville, et qui fui répandue par Hugues de Saint-Victor, Summa Sententiarum, III, 6 (PL 176, 98).

[5] Sic, comme plus haut § 57.

[6] Double affirmation basée sur l’Écriture et la Liturgie, comme souvent chez saint François : Prince des anges, Dn 10 13 ; Chef de l’armée du ciel, Ap 12 7 ; Prince des âmes qu’il conduit en Paradis : Offertoire de la messe des Défunts.

[7] Autres exemples : plus haut § 79, et surtout LM 12 2.

[8] Debout : voir le début du § 95. – Pour les symptômes de la maladie, cf. 2 C 64.

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