LÉGENDE DE PÉROUSE 91

IMPOSTURE D’UN FRÈRE QUI PASSAIT POUR UN SAINT

  1. Il y avait une fois un frère qui menait une vie sainte et exemplaire : il s’adonnait à la prière jour et nuit et gardait un silence si rigoureux que lorsqu’il se confessait à un frère prêtre, il le faisait par signes, sans dire un mot. Il paraissait rempli de piété et de fervent amour de Dieu. Ainsi, quand il se trouvait au milieu des frères, il manifestait, quoiqu’il ne parlât point, tant de joie extérieure et intérieure à entendre quelque conversation pieuse, qu’il provoquait à la dévotion les frères et tous ceux qui le voyaient. Et tous étaient enclins à le considérer comme un saint.

 Depuis plusieurs années déjà il vivait ainsi, quand le bienheureux François vint au couvent où ce frère demeurait. Quant il apprit cette façon de faire, il dit aux frères : « Sachez en vérité que, s’il ne veut pas se confesser, il y a là une tentation et une ruse diabolique. » Sur ces entrefaites, le Ministre général vint au couvent pour visiter le bienheureux François, et il se mit à faire l’éloge de ce frère. Le bienheureux lui dit : « Crois-moi, frère, cet homme est conduit et séduit par l’esprit malin ! » Le Ministre général répondit : « Il me semble étonnant et presque incroyable qu’un homme qui présente tant de signes et de preuves de sainteté puisse être ce que tu dis. » – « Eprouve-le donc, répliqua François, en lui demandant de se confesser deux fois, ou tout au moins une fois, par semaine. S’il refuse, tu verras que j’ai dit vrai. »

 Un jour donc que le Ministre général parlait à ce frère, il lui dit : « Frère, je veux absolument que tu te confesses deux fois, ou au moins une fois, par semaine. » L’autre mit un doigt sur ses lèvres et secoua la tête, montrant par gestes qu’il n’en ferait rien. Le Ministre n’insista pas, de crainte de le scandaliser. Peu de jours après, ce frère, de lui-même, sortit de l’Ordre, réintégra le monde et reprit l’habit séculier.

 Un jour, deux des compagnons du bienheureux François rencontrèrent sur une route cet homme qui marchait seul comme un très pauvre pèlerin. Ils lui dirent avec compassion :

« Malheureux, où est la vie honnête et sainte que tu menais ? Tu ne voulais ni te montrer ni parler à tes frères, et tu n’aimais que la vie solitaire. Et maintenant tu vas par­courant le monde comme un homme qui ne veut plus connaître Dieu ni ses serviteurs. » Il leur répondit, mais en jurant souvent par sa foi, comme font les impies. Et les frères lui dirent : « Malheureux, pourquoi jurer ainsi par ta foi comme font les impies, toi qui jadis dans l’Ordre t’abstenais non seulement des paroles inutiles, mais encore des conversations honnêtes ! » Il leur répondit : « Il fallait que cela arrive[1] ! » Ils se séparèrent. Quelques jours après, cet homme mourut. Les frères et les autres personnes furent dans l’admiration, en considérant la sainteté du bienheureux François qui avait prédit sa chute, à une époque où il était considéré comme un saint par les frères et les autres hommes.

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[1] On pourrait traduire aussi : « Je ne peux m’empêcher (de jurer). »

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